Les biotechnologies semblent en mesure d’apporter des progrès révolutionnaires à la lutte contre Alzheimer.
Par Véronique Lefebvre des Noettes.
Un article de The Conversation.
La médecine du futur promet de réparer voire même d’augmenter l’homme et d’accroître sa longévité. Grâce aux biotechnologies que sont les implants sous la peau ou les bioprothèses, on jure que chacun pourra maîtriser son corps et son esprit, afin de retarder le vieillissement et la mort. Ces espoirs sont portés par un courant mondial de pensée, le transhumanisme. Vu sous cet angle, qui pourrait s’en plaindre ?
La maladie d’Alzheimer, avec ses 900 000 patients sans espoir de guérison en France, est un paradigme des dilemmes philosophiques, éthiques, sociétaux et scientifiques posés par les pathologies touchant le cerveau. En effet, cette maladie neurodégénérative atteint toutes les fonctions cognitives comme la ou plutôt les mémoires (il en existe plusieurs formes), le langage, les taches exécutives, le jugement et la personnalité, en plus de perturber les gestes et les mouvements.
L’un des projets phares du transhumanisme, porté par l’Union européenne, consiste à répliquer le cerveau humain sous la forme d’un superordinateur. Dès lors, le Human Brain Project (son nom en anglais) pourrait-il résoudre l’énigme de la maladie d’Alzheimer et nous permettre de la vaincre ? Certains chercheurs le pensent, jugeant que les derniers progrès des biotechnologies montrent déjà le chemin. D’autres en doutent. Ceux-là craignent de payer le prix fort d’une technologie toute puissante, entraînant la disparition de la souffrance mais aussi de la joie qui font la condition humaine.
Le « Projet du cerveau humain », programme scientifique d’envergure, vise à simuler le fonctionnement du cerveau humain grâce à un superordinateur. L’horizon fixé est 2024. Il servirait à mettre au point de nouvelles thérapies médicales plus efficaces contre les maladies neurologiques. Mené par le neuroscientifique israélien Henry Markram, il prévoit d’étudier le fonctionnement du cerveau par rétro-ingénierie, une approche consistant à étudier un objet pour en déterminer le fonctionnement interne ou la méthode de fabrication.
Cette réplique numérique d’un cerveau humain a été choisie en 2013 pour être l’une des deux « Initiatives phare des technologies futures et émergentes » (en anglais, FET flagships) de l’Union européenne. Le coût total est estimé à 1,19 milliard d’euros, une somme colossale. À titre de comparaison, le projet de recherche Brain présenté en 2014 par Barack Obama, alors président des États-Unis, pour mieux comprendre le fonctionnement du cerveau, est évalué à 100 millions de dollars (environ 90 millions d’euros).
Un tel « simulateur » doit permettre de tester des hypothèses sur le fonctionnement normal ou pathologique du cerveau humain. Ses concepteurs espèrent ainsi pouvoir mettre au point des tests de dépistage et de thérapies pour lutter contre la maladie d’Alzheimer mais aussi la dépression ou l’épilepsie. Car en Europe, les maladies cérébrales touchent 180 millions d’individus, c’est-à-dire à peu près une personne sur trois.
L’Europe y consacre, en soins, plus de 500 milliards d’euros chaque année.
Par ailleurs, le simulateur, avec ses schémas de connexion de dizaines de milliers de milliards de « neurones », constituera aussi une source d’inspiration pour concevoir de futurs ordinateurs opérant comme des cerveaux humains, voire des robots intelligents.
L’objectif affiché, très ambitieux, est-il vraiment réaliste ?
En 2014, des scientifiques de France, d’Allemagne et de Grande-Bretagne ont publié une lettre ouverte à la Commission européenne, signée ensuite par des dizaines de chercheurs. Dans le texte, ils demandaient non seulement un audit contradictoire du projet, mais une réorientation en profondeur, du fait de son manque de réalisme et de son coût important.
Les détracteurs du projet estiment qu’il faudra bien davantage d’équations que prévu pour simuler le comportement d’un cerveau entier. À lui seul, le cortex d’un homme (la partie supérieure du cerveau) renferme en effet des milliards de neurones, pouvant chacun se connecter à 10 000 autres, par le biais de 4 à 10 messagers chimiques différents, au travers de 10 à 100 types de canaux ioniques. Et en plus du cortex, il faudrait ajouter les autres parties du cerveau, comme le cervelet et le système limbique…
Selon les critiques, le modèle de cerveau du Human Brain Project devrait ainsi inclure au moins 10 000 milliards de variables ! Or on ne disposerait pas encore d’un modèle de compréhension du cerveau assez robuste pour agréger correctement un tel volume de données informatiques.
La lettre ouverte des scientifiques a entraîné en 2015 une réorientation du Human brain project, avec des changements importants au niveau des attentes. Celui-ci doit désormais déboucher sur des résultats concrets en neurosciences cognitives, l’utopie d’un futur homme augmenté étant passée au second plan.
« Voir petit » est un reproche qu’on ne peut faire à Henry Markram, comme le rappelle le site L’Opinion. Car son projet à plus d’un milliard d’euros visant à numériser un cerveau est à la mesure de son enthousiasme. De même, l’Américain Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google, a affirmé que dans 30 ans, les hommes pourront « télécharger » leur esprit dans le disque dur d’un ordinateur.
Numériser la conscience humaine serait, pour ces chercheurs, une étape logique dans la création d’une intelligence artificielle censée simuler ou augmenter nos capacités.
On peut penser, comme l’écrit Richard Hahnolser, professeur de neurosciences à l’Université de Zurich en Suisse, que l’intelligence, la conscience et la pensée sont trop complexes pour être codées sous forme de 1 et de 0. La conscience, en particulier, va bien au-delà de nos capacités en matière de technologie numérique. Sa simulation dans une machine reste pour l’instant du registre de la science-fiction. Et évoque davantage, de mon point de vue, une nouvelle phrénologie (théorie selon laquelle les bosses du crâne d’un être humain reflètent son caractère)…
Et si, sur le fond, le Human Brain Project souffrait avant tout d’un problème d’échelle ? Seul l’imaginaire est peuplé d’êtres monstrueux, c’est-à-dire hors proportions. Par exemple le Golem, cet être artificiel humanoïde fait d’argile de la mythologie juive. Ou Frankenstein, créature géante née dans le laboratoire d’un jeune savant à partir de restes de cadavres humains.
Dans la nature, chaque organisme n’est viable qu’à son échelle adéquate : une araignée géante, par exemple, s’asphyxierait. Idem pour les sociétés et les cultures, comme l’affirme le philosophe et mathématicien Olivier Rey. Il met cette « question de taille » au centre de sa critique de la modernité technicienne et libérale, reprenant la thèse du philosophe du XXe siècle Leopold Kohr. Ce dernier fut à l’origine et, pendant près de 25 ans, le seul avocat du concept de l’échelle humaine, incarné par la célèbre petite phrase « small is beautiful ». « Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros », affirmait-il, appliquant ce concept aux villes, aux institutions ou aux techniques.
Remplacer certaines parties de nos corps par des prothèses bioniques, cela est déjà possible bien que rare, car coûteux. Mais un cerveau ? « Un cerveau raisonne et une âme résonne », dit le poète et romancier François Cheng. Numériser le cerveau, c’est le réduire à une somme de chiffres, à des algorithmes, lesquels ne ressembleront jamais, de près ou de loin, à un homme conscient. Les chiffres n’ont pas d’âme, et la singularité humaine ne peut se réduire à des concepts.
On saura dans sept ans, en 2024 donc, si les promesses d’un cerveau neuf, inusable, exempt de maladie – mais aussi de sentiments donc d’humanité – seront tenues. En attendant, ne faudrait-il pas rester à l’écoute du minuscule, des petites perceptions des malades d’Alzheimer qui jamais ne disparaissent sous la pathologie ? Dans mon service, en tout cas, ils nous murmurent de bien jolis récits de vie. « Moi, ma maladie, ça me fait penser », a dit l’un d’eux.
Les progrès de la technique peuvent être une chance pour certaines pathologies neurodégénératives, par exemple dans la maladie de Parkinson, où l’on sait introduire des électrodes dans le cerveau pour stimuler certaines zones. Mais selon l’usage qui en est fait, les nouveaux outils peuvent aussi se révéler déshumanisants. Or ce qui soigne, c’est bien la possibilité d’être dans une ouverture à l’autre, quelle que soit son histoire et l’état de ses neurones.