Donald Morcamp,
Neurologue
Pourquoi s’intéresser à la difformité faciale dans l’art ?
- Tenter un iconodiagnostic ?
Concept initialement introduit pour l'étude de civilisations sans écriture, il a été élargi à la période historique et notamment à l'antiquité. Il s'agit d'un "diagnostic rétrospectif des maladies fondé sur l'étude des images." (Grmek & Gourevitch, 1) Peut-on raisonnablement proposer un diagnostic à partir d’objets d’art ou d’iconographies non documentées ou à vocation non médicale ? Oui, mais à partir de pièces dont la qualité de représentation permet une analyse pertinente et en confrontant l'hypothèse au contexte pathologique connu des contrées et des époques concernées. C'est le cas des terres cuites hellénistiques de Smyrne (2) et de masques de l'Himalaya (5) étudiés par Philippe Charlier.
- S’interroger sur la signification de l’œuvre.
La question essentielle de l’œuvre d’art en tant qu’élément de la diffusion des références culturelles d’un groupe social sera brièvement abordée. Il faut d'emblée souligner le risque de « surinterprétation » de certaines œuvres extraites de leur contexte, mais aussi la discordance possible entre la lecture du médecin occidental et le contexte culturel d’œuvres traditionnelles. En outre, comme le souligne très justement Cécile Cunin (3), la fiabilité des informations recueillie autour des pièces collectées par les occidentaux est très incertaines, pour de multiples raisons qu'elle développe dans son travail.
"Pourquoi, alors, porter un regard médical sur l'art premier ? Parce qu'à travers statues,
objets usuels, figurations humaines en tous genres, il est possible de reconstituer la vie de
ces nombreuses générations qui nous ont précédés, mais aussi leurs comportements vis-à-
vis de la maladie, de la mort, de l'anxiété, de l'inconnu." (Philippe Charlier, 11 p.14)
Une figuration de la laideur morale
Les masques africains à difformité faciale, souvent qualifiés de "masques de maladie", sont rares non seulement dans les collections occidentales mais aussi dans les sociétés traditionnelles où ils occupent une place à part. Ces objets, dont la laideur est intentionnelle, ont pour le médecin occidental une lisibilité qui n’est pas nécessairement en cohérence avec leur fonction rituelle. Nous présentons ici des masques choisis à la fois pour leurs qualités plastiques et leur caractère très suggestif autorisant une analyse sémiologique pertinente.
Ce premier masque (fig.1) fut le point de départ de notre réflexion : un collègue ORL à qui je le présentais eu cette remarque immédiate "C'est un lymphome de Burkitt, j'en ai vu des tas lorsque j'étais en Afrique !". Incontestablement, cet aspect peut suggérer la représentation d’un lymphome de Burkitt, pathologie tumorale commune en Afrique et que le sculpteur a certainement pu rencontrer (fig.2). Toutefois, les deux incisives à développement exubérant qui n’ont plus rien d’humain sont là pour témoigner de la présence d’éléments d’origine animale conférant à l’ensemble une étrangeté inquiétante, éloignée de la seule intention figurative.
Le collectionneur auprès duquel j'ai acquis ce masque n'avait aucune idée de sa vocation culturelle, néanmoins l'origine ethnique Yoruba (Nigeria) ne fait aucun doute tant les critères esthétiques sont spécifiques, objet très certainement rattaché au culte Egugun. L'ancienneté et l'origine géographique exacte ne peuvent être précisées, mais il présente une belle patine d'usage, la présence de traces d'utilisation rituelle et en particulier du duvet d'oiseau collé dans la patine croûteuse, de nombreux trous ainsi que des clous de fixation du "costume" du danseur. J'ai eu l'opportunité de présenter ce masque à Henry John Drewall, à l'issue d'une conférence qu'il donnait au Musée Dapper. Cet expert de la culture africaine qui a passé avec John Pemberton de nombreuses années au Nigeria au sein de la population Yoruba, a pu m'assurer que ce masque n'avait aucune fonction dans la prise en charge de la maladie, que ce soit dans le cadre de rites de guérison ou de pratiques conjuratoires. Manifestement extrêmement rare, il n'en connaissait qu'un exemplaire relativement proche, présenté lors d'une exposition à Los Angeles et dénommé "The barbarian" (fig.4 reproduit dans 5). Selon Drewall, il pourrait s'agir d'une représentation satyrique des ennemis accusés de leur avoir apporté la maladie. Le lymphome de Burkitt, maladie liée au virus Epstein Barr, est endémique en Afrique de l'ouest. La déformation faciale liée à la tumeur des maxillaires ou de la sphère ORL a un caractère extrêmement choquant conduisant à une quête de sens. L'utilisation précise de ce masque "tumoral" n'est pas connue, mais, au cours des cérémonies Egungun, culte Yoruba vénérant les ancêtres, le porteur de masque est "possédé par l’esprit du défunt" revenu dans le monde des vivants pour les aider à résoudre leurs difficultés, témoignant ainsi de la permanence du rôle social des ancêtres du lignage. La laideur physique repoussante exprimée ici pourrait refléter la laideur morale, l’étrangeté d’un ancêtre immoral, et constituerait de ce point de vue une véritable allégorie des risques de la transgression.
Un masque proche, le masque Mapico (Makondé Mozambique/Tanzanie, Musée d’ethnographie, Neuchâtel) pouvant aussi évoquer un lymphome de Burkitt, a été présenté lors d'une exposition au musée des arts africains et océaniens en 1989 (13, Fig.3, p.60 du catalogue). Les masques Mapico, utilisés lors de danses liées aux rites de puberté masculins, représentent un ancêtre, un mort, mais dans l'exemple présenté ici, il n'était pas fait référence à une maladie particulière.
Dans son mémoire Cécile Cunin fait référence à un masque Blo Glü (3 p.78) collecté par George W. Harley au Liberia entre 1930 et 1960, conservé au Peabody Museum, masque qui ne présente pas de "difformité" apparente mais dont "toute la partie inférieure du visage disparaît sous un amoncellement de matériaux". Il ne s'agit pas véritablement d'un masque "difforme", la "charge magique" située au niveau de la bouche et du maxillaire inférieur fait référence à la région atteinte par la maladie, cible de l'intervention thérapeutique. Ce masque dit "patron des victimes d’une tumeur à la mâchoire" aurait pu être porté par le tradipraticien au cours d'une "procédure médicale" avec recours à des substances données au malade et la pratique d'un petit feu sur la tumeur. La recherche très documentée de l'auteur n'aboutit pas à une conclusion définitive, les conditions de collecte et l'absence de formation spécifique de Harley, missionnaire chargé de l'approvisionnement du musée, conduisent à s'interroger sur la fiabilité de ses rapports dont la teneur a d'ailleurs évolué à quelques années d'intervalle.
Le masque mbangu, parfois dit l’épileptique, est d’origine Pende (R. D. Congo).L’hémiface blanche et la déformation des traits (fig.5 & 11) pourraient traduire la brûlure faciale de l’épileptique ayant fait une chute dans le foyer au cours d’une crise (4). En effet, l’épilepsie étant réputée contagieuse, particulièrement au cours des crises en raison d'un risque supposé lié au contact avec la salive, aucun secours n'est porté à la victime qui peut - aujourd’hui encore - subir de graves lésions : "le patient est considéré comme ayant un pouvoir maléfique, donc dangereux, dont il faut se protéger" (6). Un exemple nous en est fourni par cette image qui nous a été prêtée par le Pr Preux (fig.6).
La couleur blanche de la face, ici attribuée à la brûlure, n'est pas spécifique de l'épilepsie mais peut aussi faire référence à la notion générale de "maladie" (Herreman, 3) et notamment à une paralysie faciale périphérique (Charlier, 11 p.39). Sur les figures 5 et 9, l'hypotonie de la paupière inférieure droite associée à une déviation des traits vers la gauche évoque fortement la référence à une paralysie faciale périphérique. La couleur blanche n'est pas obligatoirement appliquée sur l'hémiface jugée pathologique par le médecin, elle peut même être bilatérale (fig.10). Lors des cérémonies (fig.7), ce masque défile en compagnie du clown, de la sorcière, de la prostituée ou d’autres évocations des pièges de la déviance morale.
La statuette représentée fig.8 répond au style de l'ethnie Pende. Malheureusement, comme c'est souvent le cas pour les objets importés sans indication de provenance, sa vocation exacte est inconnue. L'attitude du membre supérieur droit en demi flexion associée à l'hypotonie faciale droite respectant le territoire facial supérieur pourrait à tort évoquer une hémiplégie droite passée à la spasticité au niveau du membre supérieur, mais c'est en réalité l'attitude du membre supérieur gauche, pendant anormalement et en rotation interne forcée, qui est anormale. S'agit-il d'un syndrome alterne en rapport avec une lésion du tronc cérébral ou d'une observation approximative de l'artiste ? Une statuette très proche présentée sur un site de vente en ligne ne montrait pas cette discordance entre le membre supérieur et l'hémiface pathologiques. Nous ne sommes pas dans un contexte de "représentation" d'une maladie, mais dans la figuration de caractères d'anormalité n'ayant pas le souci de la rigueur du regard médical.
La disparition des "anciens" - témoins de ces pratiques rituelles - ainsi que leur réticence à confier aux "occidentaux" les secrets des cultures traditionnelles ajoutée à l'importation mercantile de ces objets sans le moindre soucis culturel constituent autant de pertes dommageables pour appréhender leur signification et plus globalement la compréhension de la pensée médicale traditionnelle.
La découverte de ces objets a constitué une vraie révolution plastique pour les artistes occidentaux qui aurait pu inspirer le « Primitivisme ». Toutefois, d’après William Rubin, directeur du catalogue présenté fig. 11, Picasso n’aurait pas pu rencontrer de masques Pende dont l’importation en Europe n’était pas attestée lorsqu'il a créé "les demoiselles d'Avignon"... Si Picasso n’a pas pu connaître les masques Pende, il aurait pu éventuellement croiser des Mahongwe (fig.12) qui étaient eux répertoriés à cette époque. Mais est-ce poser la bonne question de la créativité et de ses sources d’inspiration ? « Les proximités ne sont pas ici des preuves mais des rencontres sur de mêmes anxiétés et de mêmes désirs. » (7). Ola Balogun reprend les propos de Paul Guillaume : "Que la beauté artistique n’est pas le miroir servile de la nature, le monde l’aura appris de l’art nègre" (8). Picasso affirmait de façon provocatrice "L'Art africain, connais pas". Dans son livre "Vivre avec Picasso" (Calmann-Levy, 1964) Françoise Gilot rapporte le propos de Picasso : " Quand j’ai découvert l’art nègre, il y a 40 ans, et que j’ai peint ce qu’on appelle mon Époque nègre, c’était pour m’opposer à ce qu’on appelait « beauté » dans les musées. "
Le masque dit idiok (fig.9), est mis en scène lors des cultes de la société ekpo des Ibibio (Nigeria) (Coll. Privée, photo Charles Davis, n°13 catalogue exposition To cure and protect. The museum for African art, New York 1999). Ce masque fait explicitement référence à la lèpre sur le plan du traitement plastique, ce dont témoignent les amputations du nez et des lèvres (fig.10), mais il n’a aucun rôle direct dans la prise en charge de la maladie à laquelle il emprunte les traits morphologiques. Réincarnation d’un ancêtre immoral, il évoque par sa laideur l’esprit qui erre, en opposition au mfon représentant l’esprit parvenu au paradis. "During masks performances, reincarnated ancestors who were immoral, agitated and wayward are represented in masks called idiok ekpo, whose moral ugliness is indicated through the dark surfaces and disfiguration from diseases like leprosy." (4)
Les rôles des masques de maladie en Afrique : maintenir un ordre social.
L’utilisation de masques est possible lors de rites de guérison, mais, ils ne font pas référence sur le plan plastique à la maladie considérée. D'autres masques, sans caractère "pathologique", ont pour vocation d'alerter sur un interdit et le risque de maladie liée à sa transgression. Les masques de maladie, qui présentent des "lésions" évocatrices de pathologies, se prêtent à un iconodiagnostic. Ils ont un rôle diversement apprécié selon les auteurs, les ethnies concernées et les époques, fonction fortement évolutive en lien avec les profonds changements sociaux. Pour certains il s'agirait d'une "parodie des malades et de la maladie" (...) "La dissymétrie, mais aussi les lésions, font du visage pathologique un objet de laideur qui contribue au ridicule du malade et donc au comique de la mascarade." (Cunin, 3 p.68) Ailleurs on évoque l'appel au respect des ancêtres et de la victime, "Rire témoignerait d'un manque de pitié" (ibid. p.68-69) : le spectateur peut alors être frappé ou se voir contraint de payer une amende. Le malade peut lui aussi devoir payer une amende en raison de son défaut. Philippe Charlier (11 p.39), à propos d'un masque mbangu identique au n°5 présenté ici, rapporte que pour certains ethnologues le masque pourrait être sculpté en remerciement de la guérison, ce qui n'est pas vraiment attesté et pourrait relever d'une surinterprétation : "Mais on peut se demander si cette seconde explication ne correspondrait pas plus à la transcription "africanisante" d'une pratique européenne par un missionnaire zélé jusqu'à la réalité..." Il ne s'agit pas là d'interventions visant à prendre en charge la maladie elle-même, à la différence, par exemple, du masque thérapeutique de Mahā-Kola au Sri Lanka.
La maladie signe et cause du désordre
Ceci conduit à évoquer la question du sens du mal. On ne peut proposer une vision globale sur l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, ce sens n’étant pas intelligible en dehors du contexte culturel et religieux de l’ethnie considérée, même s’il est vrai qu’on retrouve assez régulièrement une référence à la transgression d’un interdit ou des règles communautaires et en particulier des pratiques rituelles vénérant les ancêtres du lignage.
Dans la culture africaine « traditionnelle », naissance, maladie et mort sont les évènements élémentaires de l’ordre biologique et social. Marc Augé parle des "formes élémentaires de l'évènement, en entendant par ce terme tous les évènements biologiques individuels dont l'interprétation, imposée par le modèle culturel, est immédiatement sociale" (...) formes élémentaires "qui se prêtent du même coup à un traitement symbolique particulier." (Augé, 9, p.39). Les causes matérielles de la maladie ne sont pas niées mais elles sont réduites au niveau de causes concomitantes. "C'est souvent en effet la persistance du mal, plutôt que sa forme, qui suscite l'hypothèse d'une cause sociale, par exemple une agression en sorcellerie". (Ibid. p.76)
La maladie est un désordre "voulu", manipulé par une conscience personnelle : être humain (sorcier, magicien) ou divinité personnifiée : elle s’apparente au sacré. Il peut s'agir d'une maladie sanction (punition des dieux infligée suite à la violation de l’interdit, désordre au sein du groupe) ou d'une maladie élection (individu choisi par les dieux : fou, dont l’âme est trop belle). Selon Louis-Vincent Thomas et René Luneau, «La maladie s’interprète de la sorte et simultanément comme la conséquence et le signe d’une faute », elle menace autant le clan que l’individu qui est en quelque sorte « Coupable parce que malade » (10).
Le "masque de maladie" africain est une représentation figurative, il a une dimension symbolique et non médicale. Il n'a pas vocation à être utilisé dans le cadre de pratiques médicales, il constitue une expression de la conception sociale et religieuse de la maladie, une quête d'un "sens du mal".
Références
1- Mirko GRMEK & Danielle GOUREVITCH. Les maladies dans l'art antique. Paris, Fayard, 1998
2- Philippe CHARLIER. Un nouveau cas de paralysie faciale sur une terre cuite smyrniote hellénistique. Icono-diagnostic et paléopathologie des paralysies faciales. Histoire des sciences médicales. TOME XLI – N° 1 – 2007 (Un nouveau cas de paralysie faciale sur une terre cuite smyrniote hellénistique - PDF Téléchargement Gratuit (docplayer.fr)
3- Cécile CUNIN. Figurer la défiguration. Etude de huit «masques de maladie» collectés entre 1930 et 1960 par George W. Harley au nord-est du Libéria chez les Dan, les Mano et les Kran. Mémoire de Master 1 Année universitaire 2014-2015 Université Paris 1 Panthéon Sorbonne (accessible en ligne : (8) (PDF) Figurer la défiguration Etude de huit «masques de maladie» collectés entre 1930 et 1960 par George W. Harley au nord-est du Libéria chez les Dan, les Mano et les Kran | Cécile Cunin - Academia.edu
4- Frank HERREMAN. To cure and protect. Sickness and health in African art. The Museum for African Art New York, 1999
5- Philippe CHARLIER, Isabelle HUYNH-CHARLIER, Luc BRUN et François PANNIER. Les maladies dans l’art des masques de l’Himalaya. Histoire des sciences médicales, TOME XLVII - N° 3 – 2013 (HSMx2013x047x003x0403.pdf (parisdescartes.fr)
5- Robert Farris THOMPSON et al. Black Gods and Kings. Yoruba art at UCLA, 1971
6- Michel DUMAS, Pierre-Marie PREUX. Épilepsie en zone tropicale. Bull. Acad. Natle Méd., 2008, 192, no 5, 949-960, séance du 20 mai 2008. (Épilepsie en zone tropicale –Académie nationale de médecine | Une institution dans son temps (academie-medecine.fr)
7- Yves Le FUR, dir. Picasso Primitif, catalogue Musée du quai Branly. Paris, Flammarion, 2017
8- Ola BALOGUN, Le masque africain, clef de l’invisible. Courrier de l’Unesco, 1990, 43,12.Unescodoc.org/images (Le Courrier de l'Unesco n°1990-12 décembre - Page 26 - 27 - Le Courrier de l'Unesco n°1990-12 décembre - Le Courrier de l'Unesco - régional / internationale - générale - Actualité - 1001mags - Magazines en PDF à 1 € et GRATUITS !)
9- Marc AUGÉ. Ordre biologique, ordre social. in : Marc AUGÉ et Claudine HERZLICH. Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie. Paris, Editions des archives contemporaines, 1984
10- L-V. THOMAS, René LUNEAU. La terre africaine et ses religions. Paris, L’Harmattan,1981.
11- Philippe CHARLIER. Autopsie de l'art premier. Monaco, Editions du Rocher, 2012
12- William RUBIN. Catalogue exposition au Museum of Modern Art de NEW-YORK 1983, édition française direction Jean-Louis PRAUDAT Paris, Flammarion 1991
13- Lucette ALBARET. Association française d'action artistique. Art Makondé, tradition et modernité. Catalogue exposition Musée des arts africains et océaniens, Paris, 1989