La difformité faciale dans l'art roman

 

Donald Morcamp


 Les limites de la période dite Moyen-Âge sont très controversées : du début du VIIème siècle ("Haut roman") ou du Xème siècle à la fin du XVème siècle (1492, par convention). Le début de l'époque romane elle-même est souvent situé à la fin du Xème siècle avec une transition étalée dans le temps selon les régions, leur situation économique et technique. De même, elle ne cesse pas brutalement avec les premières manifestations de l'art gothique (environ 1150 à Saint Denis) : les deux se chevauchent pendant près d'un demi siècle et le style roman perdure en particulier dans les régions septentrionales. L’expression Art Roman est inventée par Charles de Gerville en 1818, qui lui donnait une connotation péjorative (1). Une des richesses de la période romane est certainement d'avoir "redécouvert" les traces d'autres cultures, de s'être approprié cette iconographie pour illustrer la pensée de cette époque. L'impact de l’héritage des cultures mérovingiennes, carolingiennes, wisigothiques et mozarabes est controversé ainsi que celui des sources d’inspiration de l’antiquité grecque et romaine mais aussi extrême orientale et arabe (Barral i Alte 1, Baltrušaitis 2, Camille 3). Toutefois, l'emprunt iconographique à d'autres cultures ou à des civilisations anciennes ne signifie pas appropriation du contenu culturel : « L’erreur dans laquelle sont tombés un certain nombre d’érudits, a été de supposer qu’en ce domaine l’imitation des formes s’est accompagnée d’une permanence des symboles ou des idées.» (Pastoureau, 4 p.44). Il s'agit d'une période de forte créativité et de synthèse s'inspirant notamment des reliquaires et des illustrations des manuscrits pour la décoration monumentale, période aussi d'échanges interrégionaux et d'enrichissement mutuel avec circulation de carnets de dessins (1, p.201). "La période romane est plus libre, plus imaginative, imprégnée de culture « populaire » et des traditions païennes." (Prache, 5)



Notre travail n'a d'autre ambition que de porter un regard médical sur certaines représentations habituellement décrites comme des "faciès grimaçant", lecture qui conduit à rapprocher ces images de certaines pathologies et peut inciter dans certains cas à porter un iconodiagnostic ("diagnostic rétrospectif des maladies fondé sur l'étude des images" 16, 17, 23) mais conduit aussi à s'interroger sur les raisons de l'appropriation de ces difformités dans l'iconographie religieuse de cette époque.


 La laideur, figure du diable. 


Sur de nombreux chapiteaux (fig.1 à 4) et tympans (fig.5 à 8) le diable ou les damnés sont représentés avec des attributs animaux (queue, longs poils, grandes dents ou oreilles pointues…) et souvent un faciès difforme, parfois dit "convulsé" (Pastoureau, op. cit. pp. 264-266), mais c'est le plus souvent un "faciès grimaçant" qui est décrit. Dans la pensée médiévale, les anomalies physiques et en particulier faciales témoignent d'un désordre moral, social ou religieux, traduction du mal (fig.9) par opposition au bien (fig.10) exprimé par l'ordre, l'équilibre et la mesure (Garnier, 6). Ces illustrations ont une vocation pédagogique "Le diable prend souvent une forme monstrueuse pour effrayer l’homme" (Le Goff et Truong, 7). Ces personnages ont souvent "des cheveux faits de flammes pour mieux rappeler leur appartenance à l’enfer" (Fisher, Bordes 8), mais "le monde des damnés est quelquefois aussi tourmenté que celui des gardiens de l’Enfer vers lequel ils se dirigent, sur le linteau du porche d’Autun par exemple." (Garnier op. cit. pp. 136-137) (fig.5 & 9)


Place de la laideur dans les tympans romans


Les personnages situés dans la moitié droite des tympans, à gauche du Christ donc dans l'enfer, sont difformes, grimaçants, d'une laideur repoussante (fig.5 à 9), à la différence des élus situés à droite du Christ, souriants, la bouche fermée, la posture digne (fig.10), "représentation sculptée de l'ordre social, des modèles qu'il faut suivre pour être un bon chrétien" (Barral i Altet, 10 p.171).

"A la différence de l'art gothique, les grands tympans romans ont la particularité d'avoir développé la difformité, par exemple dans les corps des damnés, d'en avoir fait une pédagogie – ce que très peu de périodes ont osé faire dans un tel but dogmatique." (ibid. p. 305) Les damnés, au faciès difforme, arborent les témoignages de leurs déviances telle la bourse pendue au cou de l'avare (fig.7). "(…) les tourments de l'enfer sont systématiquement associés à une mauvaise conduite terrestre, qu'il s'agisse du faux-monnayeur, du menteur, de la femme adultère ou du mauvais chevalier, qui sont autant de mauvais exemples au sein de la société." (ibid. p.178)

 


Des faciès "grimaçants" ou paralytiques ?


 Tirer la langue : un signe de satanisme.


 A l'inverse d'une bouche fermée traduisant la dignité de la personne, une bouche ouverte (fig.11 à13) "traduit les mauvaises dispositions d'un être", elle se retrouve chez les bourreaux, les méchants, les mécréants. "Signe de sentiments mauvais, d’impiété, d’idolâtrie, de satanisme, la langue tirée, assez rarement représentée, a une signification claire et précise." (Garnier op. cit. pp. 136-137)


  
 
Une asymétrie faciale d'analyse délicate. Paralysie faciale ou hémispasme facial ?


 De nombreux visages sont décrits comme "grimaçants" mais la déformation des traits ou le strabisme sur certaines figures s'accordent mal avec une grimace, d'autant qu'ils sont souvent associées à des monstres tels que cyclopes, de bifrons ou de trifrons (fig.14 à 18).



  
  La sculpture de la période romane est dans l'ensemble difficilement accessible à l'iconodiagnostic, à la fois en raison de la qualité de la sculpture et du "traitement sommaire de la figure humaine" (26 p.106), mais souvent aussi du matériau utilisé, notamment le granit qui se prête moins au traitement de certains détails. Le marbre autorise des détails plus précis comme sur les chapiteaux de la tribune de Serrabone (fig. 19 à 22).


  
Une paralysie faciale droite est ici probable en raison de l'hypotonie de la commissure labiale droite et de la déviation des traits vers la gauche, mais il n'y a pas d'hypotonie de la paupière inférieure droite : cette paralysie pourrait être d'origine centrale ? Le motif de la difformité, paralysie faciale ou strabisme, se répète sur plusieurs chapiteaux de Serrabone, images associées à des faciès affichant des rictus de douleur ou de rire ainsi qu'à de multiples animaux et monstres hybrides.


   Le diable du chapiteau dit du Musicien et diable de la luxure, situé dans le bas-côté droit de l'église de la Madeleine à Vézelay (fig. 26), pourrait évoquer une asymétrie faciale en rapport avec une paralysie faciale droite. L'implantation basse des cheveux ("en flamme", symbole de l'enfer) juste au-dessus des arcades sourcilières ne permet pas de juger de l'atteinte du territoire facial supérieur. Les traits sont nettement attirés vers la gauche mais la fente palpébrale gauche n'est pas réduite comme dans un hémispasme, le côté "pathologique" est incertain : peut-être une hémiatrophie de Romberg gauche… Les contraintes techniques du
sculpteur sont importantes à prendre en considération, le visage étant situé sur l'angle de la corbeille du chapiteau a pu imposer une réduction de la taille de l'hémiface gauche, mais ceci ne résout pas la question de l'hypotonie de la joue droite.


   Sur ces deux modillons du mur gouttereau sud de la cathédrale Saint Etienne de Cahors (fig. 27 & 28), on peut plus facilement reconnaître un hémispasme facial avec soulèvement de la commissure labiale et fermeture de l'œil du côté pathologique. L'ouverture forcée de l'œil opposé traduite par l'élévation du sourcil et présence des rides frontales des 2 côtés (fig.26), est liée à la tentative d'ouverture de l'œil du côté malade, en accord avec la description donnée par Babinski en 1905 (fig.29). Devoize a décrit cette anomalie particulière sur une terre cuite de Smyrne (15).

 
Des déformations tumorales ou infectieuses ?


 La tuméfaction nette de la joue associée à l'asymétrie faciale (fig. 30 à 32) peut évoquer une pathologie tumorale de la parotide, une cellulite faciale en lien avec un abcès dentaire, des "écrouelles" (fig.33), terme qui à cette époque recouvre non seulement les adénopathies infectieuses, mais aussi le goitre, les oreillons.


    
  Difformité faciale et énucléation : il ne peut s’agir d’une simple "grimace" !


 On peut certes envisager une énucléation post traumatique mais cette origine accidentelle, aisément identifiable et distincte des "choses non naturelles" (van der LUGT, 30 p.25), n'a aucune raison de conduire à la recherche d'une cause dépassant l'entendement courant et de faire référence au diable ou aux damnés dans les représentations du jugement dernier dans les tympans (fig.34). Cette figure particulière se retrouve sur des chapiteaux et des tympans de plusieurs régions ce qui laisse entrevoir l'existence d'un modèle pertinent dans la recherche de figurations symboliques. Certains modillons (fig.37) de ce type sont souvent entourés de figures grotesques ou grimaçantes, mais aucune documentation ne fait référence à cette particularité de l'énucléation. Celle-ci peut être la conséquence d'une "fonte purulente" de l'oeil comme on peut l'observer au cours de l'évolution d'une paralysie faciale ou d'une kératite. D'autres modillons présentent une saillie anormale du globe oculaire du côté de la paralysie faciale (fig.36). On ne peut raisonnablement admettre un faciès simplement "grimaçant" : il pourrait s'agir de références à la lèpre qui peut provoquer ce type de difformité (fig.35). L'atteinte faciale de la lèpre était bien individualisée, au moins à partir du XIIème siècle (Touati, 36), et comptait parmi les critères diagnostiques privilégiés : "La paralysie est remarquée, les déformations, ulcérations ... l’attention est concentrée au visage." (Beriac, 37) Maladie fréquente au Moyen-Âge avec une prévalence de 5 à 8 pour 1000 (Touati, 9), la lèpre est particulièrement visible, choquante et potentiellement connue de tous, notamment des artistes romans. Touati souligne aussi le fait que la lèpre relève à l'époque d'une "appellation spécifique alors que les autres maladies sont désignées par des termes génériques" (épidémie, dite "pestilence", et "infirmité"), ce qui traduit sa place particulière dans la pensée médicale et dans l'imaginaire collectif. Cette maladie revêt un caractère mystérieux conduisant à la recherche d'une cause. "Pour la lèpre, le rapport causal avec la sexualité et la génération semble la caractéristique essentielle et en fait une maladie héréditaire, congénitale et contagieuse à la fois." (van der LUGT, 30 p.22) "… la lèpre est tout autant une question spirituelle, car, au Moyen Âge, il n’est pas de maladie qui touche l’être tout entier et qui ne soit symbolique." (Le Goff & Truong, 7 p.116) L'évêque Césaire d'Arles déclarait que les époux incontinents auraient des enfants "lépreux ou épileptiques ou peut-être démoniaques" (cité par Jacques Le Goff, 10 p. 576). La difformité liée à la lèpre vaut statut de damné. la fin du XIème et au début du XIIème siècle les lépreux font l'objet d'attentions particulières avec notamment la construction de nombreuses léproseries (fig.38) dans lesquelles ils sont "confiés à l'attention de l'église" (Touati op. cit. 9). Mais ils sont rejetés à partir du XIVème siècle : changement d'attitude des médecins de l'époque qui envisagent la transmission par contact ? Changements de la société dans les contextes épidémiques ? Référence aux textes fondateurs de la religion ? "Le lépreux, atteint de la plaie, portera ses vêtements déchirés, et aura la tête nue; il se couvrira la barbe, et criera: Impur! Impur!" (Lévitique XIII, 45), "Tant qu’il gardera cette tache, il sera vraiment impur. C’est pourquoi il habitera à l’écart, son habitation sera hors du camp" (Lévitique XIII, 46). Dans les images du XIIème au XVème siècle ils ont souvent une chevelure rousse et rejoignent le camp des réprouvés "avec les hérétiques, les juifs, musulmans, bohémiens, cagots, lépreux, infirmes, suicidés, mendiants, vagabonds, pauvres et déclassés de toutes espèces." (Pastoureau, 4, pp. 222-223). Au tribunal de la purge, à la fin du XVème siècle "les couleurs figurent parmi les signes avancés lors du diagnostic de lèpre". (Picot, 38)


 
 
Dimension symbolique de la maladie et de la difformité au Moyen Âge 


Symbolique ? ʺLa chose n’est pas ce qu’elle paraît être, elle est le signe de quelque chose d’autreʺ (Umberto Eco, 13 p.96). ʺLe péché s’exprime par la tare physique et la maladie. La maladie symbolique et idéologique par excellence du Moyen Âge, la lèpre (…) est avant tout la lèpre de l’âme.ʺ (Le Goff, 10 p.556).

 "La pensée analogique médiévale s’efforce notamment d’établir un lien entre quelque chose qui est apparent et quelque chose qui est caché ; et, plus particulièrement encore, entre ce qui est présent dans le monde d’ici bas et ce qui a sa place parmi les vérités éternelles de l’au-delà.ʺ (Pastoureau, in 4 p.82)

  



 


 
Le cyclope : une signification incertaine à l’époque romane


On se trouve, ici encore, confrontés au risque d'interprétations anachroniques et de surlectures.

Le "cyclope" (holoprosencéphalie) est une malformation congénitale rare (<1/10000 naissances) qui, n’étant pas viable, n’a pas pu être à l’origine d’individus ayant les caractères de Polyphème, géant monstrueux décrit par Homère. Tite Live (209 av. JC) rapporte lui l’accouchement d’un « enfant à tête d’éléphant » (livre XXVII 11), donc probablement atteint de proboscis (fig. 41). Cette malformation mentionnée par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle (c.77 ap. JC, livre VII 2) était nécessairement connue des lettrés de l'époque romane, mais on ne sait rien de la finalité de sa représentation dans l'église à cette époque, ce qui laisse libre cours à nombreuses explications et donne lieu à des interprétations multiples, non seulement religieuses mais aussi à des lectures psychologiques ou psychanalytiques multiples.



 Ainsi, selon Anne et Robert Blanc, « La vision de l’œil unique résulte de la réunion de la vision des deux yeux. Symboliquement, l’œil gauche voit dans le monde intérieur, le monde de l’âme, alors que l’œil droit voit dans le monde extérieur. Les deux visions réunies donnent une vision unique, l’œil central situé entre les deux yeux, et que l’on peut appeler ʺl’œil du cœurʺ ». (Blanc, 19 pp. 200-203).

Ou encore "(…) la présence d'un cyclope dans une église est porteuse de symboles. L'œil unique symbolise l'œil divin, mais il fait aussi passer le message que Dieu est tout puissant dans l'ordre de ses créations, et la présence de créatures à un œil doit nous rendre humble dans notre normalité et nous faire accepter celui qui est différent." (Fischer et Bordes, 8 p. 30)

Iguerande (fig. 42), le cyclope jouant de la flûte côtoie l'âne musicien sur un même chapiteau de la nef, mais pas dans le sanctuaire lui même. L’âne musicien est l'image habituelle de l’ignorance du "lourdaud prétentieux" et de la paresse spirituelle (acedia), héritage sans doute de la tradition des fables romaines (Phèdre / Boèce) qui ridiculisent l’animal qualifié de paresseux, stupide et luxurieux. (Guigon, 20). Jérôme Baschet (28 p.87), précise la tendance, dans les édifices romans de Bourgogne, à une répartition différente des motifs des chapiteaux entre la nef (combat spirituel) et le sanctuaire (paix et harmonie paradisiaque). On comprendrait mieux la présence de ces deux motifs dans l'espace réservé aux laïcs.

 La destination de ces figures est peut-être différente sur le portail sud de l'église d'Aulnay emprunté par les pèlerins sortant de l'église. Ici le cyclope côtoie les autres monstres

 

sur l’archivolte supérieure (fig.43 & 44) dans une "messe parodique" rappelant “les fables parodiques de la tradition orale." (Camille, 3 p. 96) "Cette troupe lourdement armée de créatures avides et violentes ironise sur l’engouement contemporain pour le pèlerinage et les croisades. (…) de nombreux animaux font à Aulnay la satire des abus du clergé plutôt que des laïcs.” (ibid. p.98) Faut-il y voir, comme André Grabar (35 p.337) une figuration du "combat entre vices et vertus" ?



 
Le voisinage des monstres et autres figures hybrides peut-il s'accorder avec une lecture spirituelle ? "(…) l'analyse des aspects fonctionnels de l'image ne peut être menée sans une étude de son rapport à son lieu d'inscription." (Jérôme Baschet 34 p.21) Cet auteur souligne aussi la nécessité de "libérer l'attention d'une préoccupation excessive pour les sens très spécifiés qu'une iconographie traditionnelle s'emploie à identifier, voire à débusquer dans les subtilités de l'exégèse ou de la théologie." (ibid p.183)

Ce qui est représenté sur les modillons n’a pas le même statut que ce qui se voit sur le tympan ou les archivoltes ; ce qui prend place sur les chapiteaux ne peut pas se lire comme ce qui orne l’autel ou les fonds baptismaux. [Ces scènes et ces figures] qui sont destinées à être vues par les moines ne portent pas le même message que celles qui sont proposées au regard des laïques. ʺ (Pastoureau, 4 p.52-53)

Fantaisie de certains artistes ou commande du clergé ?

L'interprétation proposée de ces figures monstrueuses est souvent peu convaincante, il s'agit de "scènes encore incomprises faute d'explications contemporaines." (Xavier Barral i Altet, 1 p.171) "Le Moyen-Âge n'a pas laissé de clef, un texte qui expliquerait définitivement la nature de ces images de la transgression." (Bartholeyns et al. 25 p.28) Il est essentiel de resituer ces représentations dans le contexte de la pensée médiévale : "L'anormal fait partie de l'ordre du monde, comme les races monstrueuses réparties aux confins de l'univers dans l'attente de leur évangélisation." (Annie Cazenave 24 p.94) Au-delà des "sources d'inspiration" que peuvent représenter la difformité ou la malformation, on peut s'interroger sur la nécessité ressentie de figurer la laideur. Faut-il y voir le fruit de l'imagination du sculpteur ? Probablement pas selon Pastoureau : ʺNulle part le sculpteur n’est libre de ses choix thématiques et iconographiques (…) il obéit à son commanditaire, et selon que celui-ci est évêque, chapitre, abbé, prieur ou communauté, le choix des thèmes et des scènes est différent et le discours de la pierre et de la couleur, parfois très divergent.ʺ (4 p.52) Propos nuancé par Jérôme Baschet : "la condition élémentaire de la liberté et de l'inventivité des images médiévales est l'absence de définition normative de l'iconographie et l'inexistence d'un contrôle formel exercé par l'autorité ecclésiastique" (28 p.256)

L'apparition de personnages difformes s'inscrit dans une évolution globale de la représentation de la figure humaine au premier quart du XIIème siècle avec "le développement d'une laideur intentionnelle, réservée à la représentation des forces infernales et particulièrement évidente à Autun." (Jean Wirth 26 pp. 376-377) On peut y voir un "contre-modèle" de l'homme à l'image de Dieu, une disqualification de la transgression de l'ordre établi : "L'usage de modèles et de contre-modèles au Moyen-Âge doit se comprendre comme la traduction figurative d'une pensée chrétienne qui cherche à traduire le bien et le mal dans des catégories claires aux limites bien définies". ( Bartholeyns et al. 25 p. 61-62)Dans le contexte de la pensée médiévale, "Même les choses laides parviennent à trouver leur place sans perturber l’harmonie de l’univers, par le jeu de la proportion et du contraste. (…) les monstres eux-mêmes détiennent une raison d’exister et une propriété dans le vaste ensemble de la création (…)" (Umberto Eco, 13 p.65).


Aujourd'hui, ces "monstres" de l'art roman continuent à exercer une fascination, parfois un rejet, mais certainement pas l'indifférence. "Lorsqu’un objet laid se présente à nous, il atteint, d’un coup, les régions les plus profondes de notre perception. C’est une violente anxiété, ainsi qu’une vive fascination qu’il stimule parallèlement en l’homme." (Murielle Gagnebin, 21 p.14) "Pourquoi l’homme se montre-t-il subjugué par l’expression artistique de la profonde densité du laid, sinon parce qu’il lui est ainsi donné de contempler son malheur face à face !" (ibid. 21 p. 332)


Le sens du mal. La pensée médicale au Moyen Âge


La figuration des modifications morphologiques de la face induites par la maladie peut être comprise, à l'époque médiévale, comme la traduction d'une perception symbolique d'anomalies attribuées à la transgression ou au mal. "L'image médiévale est baignée par une culture biblique qui associe difformité et impureté : nul homme ne servira le seigneur s'il est boiteux, s'il a le nez trop grand et tordu, s'il est atteint d'eczéma… (Lévitique 21, 16-23)" (Bartholeyns et al. 25 p.42). Les sculptures romanes présentées ici sont souvent qualifiées de "masques grotesques" sans différencier les faciès authentiquement grimaçants des visages manifestement pathologiques. Les maladies qui peuvent être évoquées dans certaines représentations ne sont pas envisagées comme telles dans les travaux sur l'art roman. Emile Mâle, dans son travail pionnier (22 p. 371), écrit, à propos des images de Satan créées par l'art bourguignon, qu'elles "reproduisent très fidèlement les visions des moines clunisiens. Les plus beaux chapiteaux de Vézelay nous montrent le démon sous l'aspect d'une sorte de nain, à la tête énorme, à la poitrine saillante ; il conserve un visage humain, mais un front bas, une mâchoire puissante, que découvre un large rictus, le rapprochent de l'animal." L'hypothèse d'une référence à la maladie n'est pas non plus abordée dans les travaux les plus récents et les plus documentés (6, 26, 28, 29).

Ces œuvres sont en résonance la conception sociale et religieuse de la maladie au sein d'une culture en quête d'un "sens du mal" et d'une scolastique médicale tiraillée entre les interprétations contradictoires des textes de l'antiquité ("Pour les médecins de l'Antiquité, toutes les maladies étaient somatiques") et la théologie ("Pour les médecins chrétiens, la maladie est avant tout un désordre moral." Grmek, 14 p.225). À la période qui nous concerne particulièrement ici, la médecine n'est encore qu'une discipline naissante avec les frémissements de l'école de Salerne et l'influence des textes traduits par Constantin l'Africain et Avicenne. Les perceptions sociales et religieuses de la maladie sont en cohérence avec la pensée médicale de l'époque : ʺMais pour l’homme du Moyen Âge, aussi bien dans les civilisations chrétiennes que dans le monde islamique, il n’était pas possible de séparer les évènements corporels de leur signification spirituelle. On concevait les rapports entre l’âme et le corps d’une façon si étroite et imbriquée que la maladie était nécessairement une entité psychosomatique.ʺ (Grmek, 14 p.225). Ceci traduit que "La maladie est d'abord un fait socialsa nature et sa distribution sont différentes selon les époques, les sociétés, les conditions sociales." (Claudine Herzlich, 27 p.189).

La laideur liée à la "difformité" n'avait peut-être pas une signification symbolique fondamentalement différente de celle de la "grimace", toutes deux étant apparentées à un désordre moral. Il faut certainement se garder de réinterpréter ces "images-objets" dans une perspective d'iconodiagnostic et de vouloir en faire une représentation* de la maladie. En revanche, le contexte culturel et pathologique de l'époque médiévale peut raisonnablement conduire à envisager une référence à la lèpre, aux "écrouelles" ou à la paralysie faciale dans certaines figures de damnés difformes ou présentant une énucléation, références implicites donc figuration** de la maladie en tant qu'expression corporelle du mal.

*reproduction, restitution des traits fondamentaux de quelque chose ou de quelqu'un.

 ** fait de susciter à l'esprit l'image de quelque chose ou son résultat (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales)



Références


1- Xavier BARRAL i ALTE. Contre l'art roman ? Paris, Fayard, 2006

2- Jurgis BALTRUŠAITIS. Formations déformations. La stylistique ornementale dans la sculpture romane. Paris, Flammarion, 1986

3- Michael CAMILLE. Images dans les marges. Aux limites de l'art médiéval. Paris, Gallimard, 1997

4- Frank HORVAT et Michel PASTOUREAU. Figures romanes. Paris, Seuil, 2001

5- Anne PRACHE in : Initiation à l’art roman, dir. A. PRACHE. Paris, Desclée de Brouwer-Zodiaque, collection "Les grandes saisons de l’art chrétien", 2002

6- François GARNIER. Le langage de l’image au Moyen Âge. Signification et symbolique. Paris, Le léopard d’or, 1982

7- Jacques Le GOFF, Nicolas TRUONG. Une histoire du corps au Moyen Âge. Paris, Liana Levi, 2003

8- Jean-Louis FISHER & David BORDES. Monstres de pierre. Paris, Editions Ereme, 2009

9- François TOUATI. La lèpre à rebours des idées reçues. En ligne site NEURO-ENVIRONNEMENT (rubrique histoire) https://www.neuro-environnement.com/le-syst%C3%88me-nerveux-dans-son-environnement/la-l%C3%A8pre-%C3%A0-rebours-des-id%C3%A9es-re%C3%A7ues?c=histoire. & Maladie et société au Moyen Âge. La lèpre, les lépreux et les léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du XIVe siècle, De Boeck Université, 1998.

10- Jacques Le GOFF. Un autre Moyen Âge. L’imaginaire médiéval. L'amour donne la lèpre aux vilains. Paris, Quarto Gallimard, 1999

11- Jacques Le GOFF. Un autre Moyen Âge. L’imaginaire médiéval. Corps et idéologie dans l’occident médiéval. Paris, Quarto Gallimard, 1999

12- Michel PASTOUREAU. Une histoire symbolique du Moyen-Âge occidental. Paris, Seuil,2004

13- Umberto ECO. Art et beauté dans l’esthétique médiévale. Paris, Grasset, 1997

14- Mirko D. GRMEK, Le concept de maladie, in : Mirko D. GRMEK (dir.), Histoire de la pensée médicale en occident, I. Antiquité et Moyen Âge. Paris, Seuil, 1995

15- J-L DEVOIZE. Hemifacial spasm in antique sculpture: interest in the 'other Babinski sign', J Neurol Neurosurg Psychiatry. 2011 82(1):26.

16- Philippe CHARLIER. Un nouveau cas de paralysie faciale sur une terre cuite smyrniote hellénistique. Icono-diagnostic et paléopathologie des paralysies faciales. Histoire des sciences médicales. TOME XLI – N° 1 – 2007 (Un nouveau cas de paralysie faciale sur une terre cuite smyrniote hellénistique - PDF Téléchargement Gratuit (docplayer.fr)

17- Philippe CHARLIER, Isabelle HUYNH-CHARLIER, Luc BRUN et François PANNIER. Les maladies dans l’art des masques de l’Himalaya. Histoire des sciences médicales, TOME XLVII - N° 3 – 2013 (HSMx2013x047x003x0403.pdf (parisdescartes.fr)

18- Philippe CHARLIER, Les monstres humains dans l'antiquité. Analyse paléopathologique. Paris, Fayard, 2008

19- Anne et Robert BLANC. Monstres, sirènes et centaures. Symboles de l’art roman, Monaco, Éditions du Rocher, 2006

20- Juliette GUIGON. Le bestiaire de la sculpture romane. Thèse pour le doctorat vétérinaire, école nationale vétérinaire d’Alfort, 2004 jguigon.pdf (vet-alfort.fr)

21- Murielle GAGNEBIN. Fascination de la laideur. Lausanne, L’âge d’homme, 1978

22- Emile MÂLE. L'art religieux du XIIème siècle en France. Paris, A. Colin, 1928
23- Mirko GRMEK & Danielle GOUREVITCH. Les maladies dans l'art antique. Paris, Fayard, 1998

24- Annie CAZENAVE. Images et imaginaire au Moyen Âge. Cahors, La Louve éditions,2007

25- Gil BARTHOLEYNS, Pierre-Olivier DITTMAR, Vincent JOLIVET. Image et transgression au Moyen-Âge, Paris, puf, 2008

26- Jean WIRTH. L'image à l'époque romane. Paris, Les éditions du cerf, 1999

27- Claudine HERZLICH. Médecine moderne et quête de sens : la maladie signifiant social, in : Marc AUGÉ et Claudine HERZLICH. Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie. Paris, Editions des archives contemporaines, 1984

28- Jérôme BASCHET. L'iconographie médiévale. Paris, Gallimard Folio, 2008

29- André GRABAR. Les voies de la création en iconographie chrétienne. Paris, Flammarion Champs arts, 2008

30- M. van der LUGT. Les maladies héréditaires dans la pensée scolastique (XIIe - XVIe siècles) in : L’hérédité entre Moyen Âge et Époque moderne. Perspectives historiques, M. van der LUGT et C. de MIRAMON (éds), Florence, Micrologus Library, 2008

31- Jole AGRIMI & Chiara CRISCIAMI. Charité et assistance dans la civilisation chrétienne médiévale. in : Mirko D. GRMEK (dir.), Histoire de la pensée médicale en occident, I. Antiquité et Moyen Âge. Paris, Seuil, 1995.

32- Jean WIRTH. L'image à l'époque gothique. Paris, Les éditions du cerf, 2008

33- Monique BLANC. Voyages en enfer. De l'art paléochrétien à nos jours. Paris, Citadelle & Mazenod, 2011

34- Jérôme BASCHET. L'image-objet. Introduction à : L'image. Fonctions et usage des images dans l'occident médiéval. Jérôme BASCHET et Jean-Claude SCHMIIT, direction. Paris, Léopard d'or Cahier n°5, 1996

35- André GRABAR. Les voies de la création en iconographie chrétienne. Paris, Flammarion1979, réédition Champs 2009

36- François TOUATI. Faciès leprosorum : réflexions sur le diagnostic facial de la lèpre auMoyen Age. Histoire des sciences médicales, 20, 1, 1986, p.57-66

37- Françoise BÉRIAC. Histoire des lépreux au Moyen-âge. Une société d'exclus. IMAGO1988

38- Johan PICOT. La palette chromatique de la lèpre dans les sources du tribunal de la Purge (XVe-XVIe siècles). In : Franck Collard & Éveline Samama Le corps polychrome couleurs et santé. Antiquité, Moyen Âge, Époque moderne. Paris, L'Harmattan, 2018