Le moins que l’on puisse dire, c’est que notre dopamine ne chôme guère.
Il s’agit visiblement du plus célèbre des neurotransmetteurs parmi le grand public. Vaughn Bell a un jour déclaré qu’elle était la «starlette du monde des molécules». Cela me semble injuste envers la dopamine. Contentons-nous de dire qu’elle est sacrément importante. Et que l’on en entend parler chaque semaine dans les médias.
Mais alors, me demanderez-vous, la dopamine est-elle responsable du grignotage intempestif? Se cache-t-elle derrière le démon du jeu ou l’alcoolisme? Contrôle-t-elle notre vie sexuelle? La vérité, c’est qu’elle influence tous ces domaines, mais qu’aucun d’entre eux ne se résume à sa seule présence. La dopamine est une substance chimique présente dans votre corps. Rien de plus, rien de moins. Mais le sujet n’en est pas moins complexe.
Qu’est-ce que la dopamine? C’est l’un des signaux chimiques qui transmettent les informations d’un neurone à un autre, dans l’espace minuscule qui les sépare. Lorsque le premier neurone la libère, elle flotte dans cet espace (la synapse), avant de se connecter à des récepteurs spéciaux de l’autre côté, qui envoient à leur tour un signal au neurone récepteur. Rien de bien sorcier à première vue, mais lorsqu’on s’éloigne de la simple paire de neurones pour prendre dans son ensemble l’immense réseau qui tapisse notre cerveau, les choses se compliquent quelque peu. L’effet de la libération de dopamine dépend de son origine, de la destination des neurones récepteurs, du type des neurones en question, des récepteurs qui retiennent la molécule (on en dénombre cinq sortes pour l’heure), et encore du rôle que jouent les neurones émetteurs et récepteurs.
N’oublions pas une chose: la dopamine est une sacrée bosseuse. Elle emprunte nombre de voies neuronales particulièrement importantes. Mais lorsque les gens évoquent la dopamine –et ce notamment lorsqu’ils parlent de motivation, d’addiction, d’attention ou de désir sexuel– ils font généralement référence à la voie dopaminergique appelée «voie mésolimbique», qui trouve son origine dans les cellules de l'aire tegmentale ventrale, située dans les profondeurs du cerveau, en son centre. Ces cellules transmettent leurs projections à diverses régions cérébrales (noyau accumbens, cortex).
Il arrive que la dopamine soit libérée en plus grande quantité dans le noyau accumbens, notamment en cas de sexe, de drogue et de rock&roll. La signalisation dopaminergique y est modifiée en cas de dépendance à une drogue. Toute consommation excessive de drogue (alcool, cocaïne, héroïne) renforce la présence de la dopamine dans cette région du cerveau. De nombreuses personnes parlent de «motivation» ou de «plaisir» en décrivant un afflux de dopamine. Ce n’est pas vraiment cela. En réalité, la dopamine prend acte d’une récompense anticipée. Si vous associez un signal (une pipe à crack, par exemple) à une bouffée de crack, le simple fait de voir la pipe provoquera une augmentation de dopamine dans le fameux noyau accumbens: votre cerveau prévoit la récompense. Seulement, voilà: si vous ne fumez pas, la dopamine peut se retirer, ce qui n’a rien d’agréable. On pourrait dès lors penser que la dopamine anticipe la récompense, mais là encore, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît.
On peut par exemple observer une augmentation de dopamine dans le noyau accumbens chez les personnes souffrant de troubles de stress post-traumatique lorsqu’elles sont dans un état de haute vigilance ou de paranoïa. On pourrait donc dire que la dopamine n’est pas en elle-même responsable de l’addiction, des récompenses ou de la peur –du moins, dans cette région du cerveau. Elle est responsable de ce qu’on appelle la «prégnance». La prégnance est plus que l’attention que nous portons à chaque chose: elle nous oriente vers les choses qui méritentnotre attention, qui sortent du lot. Ceci pourrait en partie expliquer pourquoi la voie mésolimbique peut être associée aux troubles de déficit d'attention (avec hyperactivité) et à la dépendance.
Mais en elle-même, la dopamine est plus que la prégnance. Elle a bien d’autres responsabilités au sein du cerveau. Elle joue par exemple un grand rôle au commencement des mouvements. La destruction des neurones dopaminergiques dans la région cérébrale appelée "substantia nigra" est à l’origine des symptômes de la maladie de Parkinson. Elle joue également un rôle important en tant qu’hormone; elle inhibe la libération de la prolactine afin d’interrompre la production du lait maternel. Pour revenir à la voie mésolimbique, la dopamine peut également être liée à plusieurs types de psychoses; ainsi, de nombreux traitements antipsychotiques pour schizophrènes ciblent la dopamine. Elle est également présente dans le cortex frontal: elle est liée à plusieurs fonctions d’exécution, comme l’attention. Dans le reste du corps, elle est liée à la nausée, au fonctionnement des reins et à celui du cœur.
Lorsque vous savez que la dopamine est capable de toutes ces merveilles, la voir réduite au simple rôle de source de l’«attention» ou de l’«addiction» a de quoi vous rendre chèvre. Après tout, il est si simple, si réconfortant, de la résumer en un seul concept : «la dopamine est X!». Cela nous donne l’impression de comprendre son rôle biologique à un niveau fondamental, et on en reste là. La dopamine est X, et vous trouverez toujours assez d’études allant dans ce sens pour vous convaincre de ce fait indéniable. Mais réduire la dopamine –ou toute autre substance chimique présente dans le cerveau– à une seule action ou un seul résultat, c’est donner une fausse idée de ce qu’elle est et de ce qu’elle fait. Si la dopamine est la source de la motivation, autant tout faire pour que nos cerveaux en regorgent, non? Eh bien non, pas forcément! Parce que si la dopamine est à la source du «plaisir» ou de l’«euphorie du drogué», alors tout excès peut être dommageable; point trop n’en faut. Autrement dit, si vous pensez que la dopamine est uniquement synonyme de plaisir, ou qu’elle est uniquement liée à l’attention, vous allez vous faire une fausse idée des problèmes qu’elle peut provoquer, comme la toxicomanie ou les troubles de déficit d’attention, et vous faire une fausse idée de la manière dont on peut les résoudre.
Si je n’aime pas cette nouvelle mode («La dopamine est ceci, la dopamine est cela»), c’est aussi parce que cette simplification enlève à cette molécule tout ce qui fait sa magie. Ceux qui pensent que «la dopamine est X» pensent également qu’elle a révélé tous ses secrets. Ils se demandent soudain pourquoi le problème de l’addiction n’a pas été résolu. Lorsqu’on est conscient de sa complexité, on comprend pourquoi les troubles associés à la dopamine (ou à toute autre substance chimique ou région du cerveau) sont souvent difficiles à comprendre, et encore plus difficiles à traiter.
En mettant l’accent sur sa complexité, on pourrait penser que j’égratigne le glamour, le côté «sexy» de la dopamine. Je ne suis pas d’accord. C’est la complexité du comportement d’un neurotransmetteur qui fait tout son charme. C’est la simplicité de cette molécule et de ses récepteurs qui rend la dopamine si souple et qui permet aux systèmes qui en résultent d’être si complexes. Et la dopamine n’est pas la seule dans ce cas. Elle ne compte que cinq types de récepteurs, tandis qu’un autre neurotransmetteur, la sérotonine, en compte quatorze (et peut-être plus selon les chercheurs).
En observant d’autres neurotransmetteurs, on a même décelé des récepteurs comptant différentssous-types, qui se déclinent dans différentes régions du corps; chaque combinaison aboutit à un résultat différent. Il existe de nombreuses sortes de neurones, qui établissent des milliards et des milliards de connexions. Et tout ceci nous permet de marcher, de parler, de manger, de tomber amoureux, de se marier, de divorcer, de devenir accro à la cocaïne et de vaincre la toxicomanie. Pensez au nombre de connexions qu’il a fallu établir pour que vous soyez capable de lire et de comprendre cette simple phrase. Vos yeux transmettent l’information au cerveau, l’information est traitée, puis elle est comprise; vos doigts font défiler la page. Comment ne pas s’en émerveiller? C’est notre cerveau qui s’occupe de tout cela, tout en nous faisant penser à une part de pizza au pepperoni ou au sens caché du texto que nous venons de recevoir. C’est bien parce qu’il est complexe que le cerveau est aussi fascinant qu’époustouflant.
Alors oui, la dopamine est liée à l’addiction, qu’il s’agisse de petits gâteaux ou de cocaïne. Oui, elle est liée à l’amour et au désir sexuel. Oui, elle est liée au lait maternel, aux mouvements, à la motivation, à l’attention, à la psychose. La dopamine joue un rôle dans chacun de ces domaines. Mais elle ne se résume à aucun d’entre eux, et nous aurions tort de penser autrement. C’est sa complexité qui fait sa grandeur. Elle nous montre qu’à l’aide d’une simple molécule, notre cerveau peut accomplir d’incroyables exploits.
Jean-Clément Nau