avril 2019
Une équipe rouennaise a montré que le placenta constituait un formidable témoin des troubles du neurodéveloppement chez les enfants exposés à l’alcool durant la grossesse. Il recèle un nouveau biomarqueur qui permet de repérer des anomalies de l’angiogenèse cérébrale.
Si l’on sait depuis les années 1960 que la consommation d’alcool chez les femmes enceintes peut provoquer des malformations du fœtus, la recherche clinique n’a pas encore permis de déterminer avec précision dans quelles conditions ces troubles pouvaient survenir.
Plusieurs facteurs sont débattus : stade de la gestation, fréquence et quantité d’alcool absorbé, tendance au binge drinking. Mais les effets de l’exposition seront très variables en fonction des individus. Cette incertitude incite hélas les familles à relativiser les risques encourus, même dans les populations sensibilisées. En outre, le slogan "zéro alcool" est parfois perçu comme une injonction exagérée, culpabilisante voire infantilisante.
"Pourtant, il n’existe pas d’effet de seuil pour l’exposition à l’alcool. Il est toxique tout au long du développement, précise Bruno Gonzalez, directeur de recherche Inserm. Selon les périodes concernées, cette toxicité s’exprimera différemment : c’est ce que l’on appelle la fenêtre de vulnérabilité. Mais ce n’est pas parce que l’on en prend peu qu’il n’y aura pas d’effets." À la tête de l’équipe NeoVasc à Rouen, le chercheur en neurosciences étudie la formation des lésions cérébrales chez les nouveau-nés.
Au-delà du syndrome
La prévalence des troubles causés par l’alcoolisation fœtale est élevée (19,8 cas pour 1 000 en Europe selon une méta-étude menée par des chercheurs de l’université de Toronto), et sans doute sous-estimée du fait des difficultés diagnostiques. Seule la forme la plus sévère, le syndrome d’alcoolisation fœtale, est couramment diagnostiquée pendant la grossesse car elle induit des déformations du crâne et du visage observables précocement par échographie. Toutefois, de nombreux enfants victimes de l’alcoolisation maternelle ne seront repérés que vers l’âge de 5-6 ans, à l’école, lorsqu’ils montreront des troubles de l’apprentissage et du comportement (hyperactivité, retards dans l’acquisition du langage, impulsivité...).
Dans ces cas-là, on perd plusieurs années de prise en charge, à une période où le cerveau est très plastique et pourrait récupérer une partie des fonctions lésées. "Sans prise en charge précoce, une part importante des enfants se trouvera en situation d’échec scolaire", regrette Bruno Gonzalez. Cependant, il n’est pas concevable de suivre tous les jeunes pour lesquels il y a eu suspicion d’exposition afin d’intervenir dès les premiers symptômes. Les travaux de l’équipe rouennaise se proposent d’apporter une réponse à ce problème par le développement d’une nouvelle génération de biomarqueurs de l’alcoolisation. "Jusqu’ici, on ne disposait que de biomarqueurs d’exposition, c’est-à-dire d’outils qui permettent de déterminer si l’enfant a été exposé à l’alcool grâce à la détection de composés témoignant de son métabolisme ou de sa toxicité, dans le foie notamment, ajoute le chercheur. Il nous fallait un biomarqueur qui puisse nous informer sur la qualité du neurodéveloppement, ce qui n’existait pas."
En étroite interaction avec le service de pédiatrie du CHU de Rouen dirigé par Stéphane Marret, son équipe a réussi à identifier un biomarqueur dans le placenta qui indique des anomalies de l’angiogenèse cérébrales cérébrale, c’est-à-dire de la formation des vaisseaux qui vont irriguer le système nerveux. "C’est un processus concomitant avec la neurogenèse du point de vue temporel et anatomique. Les vaisseaux ont un rôle de pourvoyeur d’énergie mais également de guide dans la migration de certaines populations de cellules nerveuses", explique Bruno Gonzalez. "En bref, il faut une vascularisation cérébrale correcte pour obtenir un neurodéveloppement correct." À partir d’un certain stade du développement, les chercheurs ont observé que l’angiogenèse avait été altérée chez tous les enfants exposés à l’alcool in utero : les vaisseaux étaient bien présents, mais de manière désorganisée. De même, les cellules nerveuses qui utilisent ces vaisseaux comme guide présentaient des anomalies. Restait à comprendre les mécanismes moléculaires et cellulaires qui préludent à ces altérations.
L’équipe a examiné les familles de molécules qui entrent en jeu dans le contrôle de l’angiogenèse, comme le facteur de croissance de l’endothélium vasculaire (VEGF). L’alcool perturbe les récepteurs du VEGF dans le cerveau – notamment le VEGFR1. Or, il est l’unique récepteur d’un autre membre de la famille, le PLGF, ou facteur de croissance placentaire. Ce dernier est très difficilement détectable dans le cerveau, alors qu’il est présent en quantité dans le placenta : et s’il était sécrété dans le circulation sanguine du foetus, jouant un rôle dans l’angiogenèse cérébrale ? L’équipe a ainsi formulé l’hypothèse de l’existence d’une connexion placenta-cerveau qui serait effectivement perturbée par l’alcool. "Chez l’animal, nous sommes allés encore plus loin, nous avons pu démontrer la fonction de ce lien", précise le chercheur.
Placenta et cerveau, même combat
L’examen de placentas alcoolisés et non alcoolisés chez l’Homme et la souris a révélé qu’il y avait bien une relation entre les désordres vasculaires du placenta et ceux du cerveau. Le dosage du PLGF pouvait donc devenir l’indicateur d’une atteinte cérébrale de l’enfant, mais pas seulement : des études sur l’animal ont montré que réprimer ou amplifier l’expression du PLGF permettait de mimer les atteintes provoquées par l’alcool, ou de les corriger. "En plus de disposer d’un biomarqueur, nous avons un outil qui permet d’avoir une action sur les organes, ce qui est complètement nouveau, se réjouit Bruno Gonzalez. Nous avons donc déposé un brevet thérapeutique en complément d’un premier brevet biomarqueur. À présent, dans le cadre d’un troisième brevet, neurologique, nous nous demandons quel est l’impact de l’alcool et du PLGF placentaire sur la maturation et le positionnement de certaines populations de cellules nerveuses. Nous tenterons également de tester si la modulation du PLGF placentaire permet d’agir sur les troubles du comportement induits par l’alcoolisation in utero." Le placenta se révèle encore une fois un organe particulièrement intéressant car, détruit à la naissance, il permet des prélèvements faciles et non invasifs. On peut donc imaginer que cette nouvelle génération de biomarqueurs conviendrait à des stratégies de dépistage néonatal systématique. Reste qu’il faudra poursuivre les politiques de santé publique qui visent à diminuer la prévalence de la consommation d’alcool chez les femmes enceintes.
Science
11.02.2019