Quel est ce concept d’Homme augmenté qui fait couler beaucoup d’encre ? Au-delà d’une utilisation « physique » de techniques innovantes comme l’impression 3D de peau ou les exosquelettes, comment les nouvelles technologies permettent-elles d’augmenter l’Homme dans toutes ses dimensions, qu’elles soient professionnelles, sociologiques ou cognitives ?
« L’homme augmenté » s’est créé de mille fantasmes, du mythe d’Icare à l’homme qui évolue dans l’espace sans combinaison, en passant par les cyborgs. Mais ne sommes-nous pas déjà des êtres augmentés, capables de guérir des pires maux et de communiquer avec n’importe qui dans le monde ?
Quelles conséquences auront ces « augmentations » sur notre futur ? Réponses de Maxime Derian, anthropologue des techniques, chercheur associé au CNRS (ISCC).
– Pensez-vous que « l’homme augmenté » soit une phase de l’évolution logique ?
« Pour répondre à cette question, le concept « d’humain augmenté » doit être préalablement défini. Cette expression découle de l’expression anglaise « human enhancement » qui, elle, contrairement au français n’évoque pas automatiquement un « accroissement » mais plutôt une « amélioration ». Schématiquement, je résumerai ce concept en deux tendances différentes :
La conception la plus restrictive de cette idée dépeint des êtres modifiés dans leur corps (encore relativement imaginaires en 2017) pour bénéficier, en quelque sorte, de certains « super-pouvoirs » (extrême longévité, force ou intelligence accrue, capacité d’évoluer dans le vide spatial, sous l’eau, de voler, d’être dotés de membres supplémentaires…). C’est une figure que l’on retrouve souvent dans les films de science-fiction.
La conception la plus extensive de cette idée considère que l’humain augmenté est déjà présent depuis que nous utilisons des outils (par exemple, à l’époque où il nous fallait affronter des animaux bien plus forts physiquement que nous et résister à des environnements parfois hostiles afin d’assurer notre survie dans les diverses niches écologiques que nos ancêtres ont successivement occupées). C’est finalement vous et moi, en quelque sorte.
Ce dépassement de notre condition corporelle initiale est à présent accru du fait des technologies disponibles, notamment avec :
L’idée d’« augmentation » est, dans tous les cas, assimilable à l’obtention de certaines capacité accrues par rapport à un état biologique standard.
Les êtres humains du fait de leur activité cognitive et technique tendent à chercher l’augmentation de leur moyens d’agir sur le monde depuis fort longtemps. Ce qui est vraiment nouveau avec la médecine moderne et les technologies numériques, ce sont les possibilités multiples « d’anthropotechnie », c’est-à-dire de pouvoir transformer le corps humain lui-même.
Force est de constater que nous sommes déjà dans cette phase. Certaines situations dépeintes dans des films de science-fiction relativement récents sont de plus en plus « réalistes » (ex : Johnny Mnemonic ou Strange Days, tous deux de 1995).
Cela va très vraisemblablement aller en s’accroissant. Cependant, tout le monde sur Terre n’est actuellement pas du tout logé à la même enseigne (selon la culture, les moyens financiers, l’accès au soins, les remboursements), c’est déjà flagrant. Les possibilités techniques ne seront donc pas du tout uniformément disponibles.
Pour simplifier : la plupart des humains ont à présent accès à certains outils d’augmentation comme les smartphones mais, en revanche, seule une minorité relativement privilégiée peut bénéficier de moyens médicaux très coûteux (médicaments, implants cochléaires, pacemaker, prothèses bioniques…). Ainsi, même dans le berceau des technologies informatiques, qu’est la Silicon Valley, en Californie (état pourtant florissant des USA), un nombre considérable de personnes (bien qu’ayant probablement un smartphone en poche) n’ont pas d’accès véritable à des soins médicaux décents par manque de financement !
Depuis quelques années, la nouvelle frontière, que l’effort en R&D tente de franchir, est celle qui consiste à parvenir à établir une interface directe entre les nerfs du cerveau et l’ordinateur au moyen d’une électrode en contact direct avec le système nerveux. C’est le projet de la nouvelle entreprise Neuralink crée cette année par Elon Musk. En fait de nombreuses pistes de recherches en matière d’anthropotechnie…
Il faut également distinguer deux modes différents d’augmentation :
Dorénavant il est en outre possible, avec la science génétique, de modifier également toute la descendance d’une personne. Dans ce cas l’« augmentation » artificielle peut alors irrémédiablement être disséminée dans les gènes de toute une lignée humaine à un niveau dit « phylogénétique ».
Ce dernier aspect est particulièrement inquiétant car il résonne fortement avec la mise en garde formulée par Aldous Huxley dans le roman le Meilleur des Mondes en 1931.
– Quels changements sociologiques sont à prévoir dans la société ? N’y a-t-il pas un risque d’accroître les inégalités entre ceux qui ont les moyens financiers d’acquérir ces technologies et les autres ?
L’inégalité d’accès dans les diverses techniques d’améliorations risque d’augmenter encore les inégalités sociales.
Ceci ira de pair avec l’accroissement de la population mondiale, la réfraction des ressources et les perturbations climatiques. Cela donne un cocktail inédit potentiellement inquiétant.
Dès à présent, l’espérance de vie moyenne varie d’une trentaine d’années entre les ressortissants de pays parmi les plus riches par rapport à ceux vivant dans les pays les plus pauvres, les écarts de revenus moyens entre ces pays sont également déjà immenses.
En 2017, huit milliardaires seulement détiennent déjà autant de richesses que la moitié la plus pauvre du monde, soit plus de 3 milliards 775 millions d’individus. Il est difficile de faire plus inégalitaire !
Les meilleures techniques d’amélioration ne seront pas disponibles pour tous.
Ce qui risque d’advenir, c’est que l’humanité, puisse se diviser en sous-ensembles de populations dont les différence totales de conditions de vie iraient sans cesse croissantes dans le futur au point de les faire ressembler à des sous-espèces les unes par rapport aux autres. C’est pourquoi, d’une catégorie d’individus à l’autre, l’apparence, le corps, l’état de santé, le statut social et la longévité risquerait de très fortement différer, bien plus encore que maintenant. C’est ce qui est déjà évoqué par Kevin Warwick, un chercheur de sensibilité transhumaniste, quand il déclare cyniquement que les humains non-augmentés tendront à devenir les « les chimpanzés du futur ». J’ai écris à ce propos un texte évoquant en quoi le très atypique film Cloud Atlas, réalisé par la fratrie Wachowski, pouvait assez bien nous aider à imaginer « le futur de ce futur » dans ces conditions.
L’idéologie transhumaniste s’inscrit globalement dans le courant individualiste libertarien technophile issu de la Silicon Valley. L’individualisme radical du « héros », du « self made man » peut être appréhendé à travers le discours d’Ayn Rand qui a particulièrement marqué l’imaginaire californien. Il y a peu de place pour le partage, au final dans cette vision du monde.
Le chercheur Jaron Lanier, pionnier californien, entre autres, de la réalité virtuelle comme de l’informatique musicale et qui passé, tout comme Bill Joy, d’un point de vue totalement technophile à celui d’un lanceur d’alerte a publié en 2014 un livre qu’il a nommé « À qui appartient le futur ? ». Il répond en détail à l’interrogation soulevée par le titre de l’ouvrage pour dire que, selon lui, le futur , à court-terme, de la société est dans les mains des « Seigneurs du cloud ». Qui sont ceux qui possèdent et financent l’infrastructure « infosphérique » que nous utilisons en masse.
En ce moment, une élite de pionniers extrêmement visionnaires et ingénieux fait office de figure de proue, suivis immédiatement par des auxiliaires, privilégiés par le fait d’avoir été là au bon moment, car ils ont beaucoup travaillé ou parce qu’ils ont hérité. En revanche, les laissés-pour-compte sont stigmatisés comme inadaptés et jugés coupables de leur manque d’insertion dans ce « grand bond en avant ». Comme l’indique Noam Chomsky, ce type de société finalement rappelle complètement la structuration typique d’une société coloniale. Certes, certains des thuriféraires du transhumanisme annoncent, de façon plutôt naïve, que tout le monde bénéficiera des avancées à venir. Les ressources naturelles étant globalement, en l’état actuel, limitées, il est fort difficile de considérer ce point de vue comme une perspective réaliste…
Toutefois le discours transhumaniste n’est peut-être finalement, avant tout, qu’une sorte de vitrine promotionnelle à vocation lucrative visant à rénover l’image de la technoscience et promouvoir toutes sortes d’initiatives d’entreprenariat.
Il s’avère que la quête de la Santé Parfaite est, comme Lucien Sfez l’avait prévu, un enjeu majeur qui mobilise en ce moment des sommes colossales d’énergies et d’argent dans un grand mouvement parcourant l’ensemble des sociétés mondiales. Cette tendance prend d’ailleurs, le relais de ce qui l’a immédiatement précédée, selon Lucien Sfez, en tant qu’idéologie unificatrice, à savoir : l’essor des outils de communication.
Or, maintenant le couple communication et santé tendent à se confondre, dans ce qui peut être dénommé sous l’appellation générique de « convergence Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives ». Cette nouvelle « ruée vers l’or » fera là encore (et fait déjà) des heureux mais il est clair que bon nombre des gens resteront bornés à un rôle de consommateur voir à celui de simple spectateur précarisé.
Un tel processus d’ingénierie sociale de grande ampleur, amplifiant la tendance intrinsèque à la concentration monopolistique du capitalisme pourrait, selon moi, aller jusqu’à aboutir dans un futur à proche, à la constitution dans la réalité concrète d’un nouveau Panthéon grec au sens propre.
Dans un certain sens, des personnalités industrielles et médiatiques comme Steve Jobs, Larry Ellison, Bill Gates, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Elon Musk et même Madonna nous permettent d’imaginer le rôle social et le statut que pourraient avoir des « transhumains » érigés demain au rang de pseudo-dieux, dotés non seulement d’une grande richesse et d’un immense pouvoir d’influence mais aussi d’une santé totalement hors-norme accordée par la technoscience. Pourquoi pas ?
Ainsi, certains individus riches et puissants pourraient, peut-être, bientôt monopoliser tant d’énergies et d’avancées technologiques qu’ils personnifieraient véritablement sur du long terme via leur existence prolongée un courant, un aspect spécifique de l’activité humaine.
Des archétypes mythiques telles que Zeus (la politique), Arès (les technologies militaires), Déméter (la nourriture), Hadès (repousser la mort), Hermès (la communication comme la ruse), Poséidon (la gestion de l’eau) et Aphrodite (la mode et le glamour) deviendraient alors incarnés par des personnes réelles, des humains « ultra augmentés » faits de « Métal et de Chair » (cf. ma thèse de doctorat).
D’ores et déjà, après tout, de moins en moins rarement certains monarques et grands patrons exercent encore (où ont exercé jusqu’à récemment) un immense pouvoir à un âge aux alentours de la centaine d’années. Une telle perspective ne me semble donc plus du tout si chimérique…
Les humains moins favorisés pour ne pas dire « ubérisés » seraient alors considérés par eux comme leurs sujets ou même parfois leurs dévots !
La religiosité latente autour des fétiches technologiques me donne en effet de plus en plus l’impression de voir émerger un « techno-clergé ». La mort de Steve Jobs fut annoncée un peu comme on le fait avec un défunt pape ! Ce techno-clergé tentera peut-être de se substituer aux autres doctrines morales, religieuses afin de régler la vie quotidienne des « bénéficiaires » de leur préceptes et de leurs outils.
Critiquer sérieusement la place qu’ont pris le web et les objets connectés dans nos vie fait souvent aujourd’hui figure de paroles hérétiques. Les mêmes qui, il y a 20 ans de cela, ignoraient l’existence même du web et vivaient très sans ces outils, en sont devenus parfois les plus fidèles zélotes… L’idée même de sevrage devant incongrue à leur yeux !
Les industriels de la cognition cherchent à nous fournir des produits s’imposant comme indispensables au quotidien. Les notifications sur écran ou en réalité augmentée projetée sur les rétines pourraient, si je pousse ce raisonnement jusqu’à l’absurde, jouer un rôle de « voix divines », de Métatron.
Certes une rupture est toujours pleinement possible. Pourtant, en l’état actuel où paraissent aller les choses, le mouvement de concentration des richesses paraît principalement comme exponentiellement accéléré par les moyens techniques émergents. Pour preuve : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Oracle, Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi sont devenus des poids lourds majeurs de notre économie mondialisée, de nos sociétés et des influenceurs majeurs de nos esprits en un temps record, n’est-ce pas ?
– Comment vont évoluer les rapports sociaux ?
L’accroissement des inégalités est un aspect déterminant qui va intensifier les tensions entre les privilégiés et les démunis.
Mais l’irruption, voire le déferlement, des technologies numériques est également un levier autorisant de réaliser une profonde ingénierie sociale dont il est encore difficile d’envisager pleinement les conséquences. J’insiste tout particulièrement sur ce point. Cette expérimentation sur une hyper large échelle, (par exemple, Facebook comptera très bientôt 2 milliards d’utilisateurs) est actuellement en cours…
L’ouvrage You are ont a gadget : A Manifesto de 2010 (cf. ma note de lecture portant sur ce livre), de Jaron Lanier nous exhorte à nous considérer nous-mêmes comme autre chose que des appendices de nos réseaux techniques.
Selon lui, nous devons absolument résister et refuser la réification au rang de « gadget ». Le message principal de son livre, énoncé dès les premières pages, est que le web et ses dérivés, peut participer à standardiser la notion même de personne. Facebook et ses concurrents incitent à agréger les individus dans un « esprit de ruche » effaçant les singularités humaines qui font le charme du monde social.
Sous certains aspects, l’« humain augmenté » peut être finalement perçu comme un « humain diminué« .
De la même manière, le risque inhérent à la sélection des embryons et aux modifications génétiques des cellules séminales peut également contribuer à standardiser les individus sur le plan biologique à la manière d’une monoculture.
Il faut faire très attention à ne pas subrepticement non plus à ce qu’à partir du désir d’« humain augmenté » et d’enfants « parfaits », nous n’aboutissions dans les faits à un « humain standardisé« .
– Quels changements pourront être constatés sur l’activité cognitive chez les usagers des technologies (comme les prothèses cognitives) ?
Les prothèses cognitives sont de formidables outils pour apprendre, inventer, produire, vendre, se défendre mais ce ne sont pas des objets anodins. Ce ne sont pas non plus des jouets bien qu’il aient un grand potentiel tant ludique que pour la distraction.
Elles constituent un marché économique phénoménal. On ne présente plus l’importance du secteur des jeux vidéo, des outils connectés… Il est très important. Certaines personnes en deviennent même « cyberdépendantes » !
Autant elles s’inscrivent légitiment dans les pratiques sociales et individuelles pour les adultes d’aujourd’hui, autant elles peuvent poser des problèmes pour les plus jeunes notamment avant l’âge de 4 ans. C’est ce que j’ai abondamment étudié et développé dans la seconde partie de ma thèse.
Malheureusement, mon appel à la vigilance face à l’utilisation du smartphone comme nounou ou comme doudou, initié en 2010-2013 n’a pas été véritablement relayé… Bien au contraire. Peut-être qu’un grande partie de la société française encore enthousiasmée par ces tous nouveaux joujous chatoyants ne voulait pas en voir les dangers potentiels de ce que j’ai dénommé des « armes de distractions massive« . Mes observations de l’époque s’inscrivaient notamment à la suite des réflexions de Nicholas Carr à propos d’Internet ainsi que par celles de scientifiques tels que Sherry Turkle, Frederick Zimmerman, Michel Demurget, Serge Tisseron ou encore Bernard Stiegler à propos des effet du visionnage de la télévision sur les enfants.
Tristement, à présent, nous assistons aujourd’hui à une « épidémie » de troubles du spectre autistique chez les jeunes enfants.
Si le cerveau s’est configuré, dès le premier âge, en fonction des stimulations informatiques, l’esprit n’aura alors pas connu de fonctionnement sans les machines.
Les prothèses cognitives peuvent être une véritable drogue sans substance qui phagocyte tous les moments d’ennui. La contrepartie de cette situation de surutilisation est que l’imaginaire est sollicité bien plus pauvrement. L’« infobésité » inhibe certains mécanismes créatifs en lien direct avec l’acte d’imaginer, de parler et de penser et diminue la fréquences des échanges verbaux et affectifs indispensables dans les premiers moments de la vie (cf. ma thèse de doctorat).
En fait, le critère le plus déterminant semble être l’âge auquel s’opère l’habituation à ces dispositifs. Si le cerveau est déjà suffisamment « adulte », la plasticité provoquée par la cyberdépendance est semble-t-il plus facilement réversible. Il est possible pour l’esprit de revenir à un mode de fonctionnement longuement éprouvé antérieurement.
Un individu adulte peut légitimement choisir, en toute connaissance de cause, de développer son hypervigilance (nécessaire dans certains jeux vidéos) au détriment de sa capacité de concentration ou choisir de rester hyperconcentré pendant des heures sur un écran pour rédiger, travailler ou programmer. Il est responsable de la gestion de son attention et de son emploi du temps.
Il sera, par contre, bien plus difficile et problématique d’effectuer un changement d’activité cognitive quand, au préalable l’activité mentale n’a jamais été capable de se concentrer sur de longues périodes parce que l’attention profonde n’a pas été suffisamment développée pendant la petite enfance.
L’usage trop intensif de prothèses cognitives, davantage encore que les contenus diffusés, représente une question épineuse. La perturbation des rythmes du sommeil est provoquée par la difficulté pour l’enfant, qui n’y est pas contraint, à arrêter de lui-même de jouer et d’interagir avec la prothèse cognitive.
Les adolescents sont déjà suffisamment structurés mentalement pour utiliser sans grand danger ces outils… néanmoins ils restent encore fragiles face à la question du manque de sommeil. Celui-ci peut nuire à leur récupération vis-à-vis de la fatigue quotidienne comme, en outre, à la physiologie de leur cerveau qui ne prend approximativement sa configuration adulte qu’autour de l’âge de 15 ans. Or, la pression du groupe joue pleinement à cet âge. Passer sa nuit sur Facebook ou autre contribue à fatiguer excessivement le corps et l’esprit à un stade ou au contraire le repos est nécessaire pour équilibrer avec le rythme très dynamique inhérent à l’adolescence.
Cette attention portée sur la mise en présence de l’enfant avec ces outils d’« augmentation » humaine doit bien sûr également porter sur les contenus proposés pour les plus jeunes. Imposer des programmes choquants aux enfants en bas-âge est anxiogène pour eux. Ce qui est montré doit évidemment être adapté à un jeune public. C’est pourquoi donner une prothèse cognitive connectée au web n’est pas souhaitable dans un premier temps. Le regard d’enfant n’est pas le même que notre regard d’adulte. Des images qui sont anodines à nos yeux peuvent se révéler agressives ou perturbantes pour un jeune enfant.
Les usages inappropriés de prothèses cognitives plaident en faveur de la mise en place de la transmission de règles de bonnes pratiques. Un accompagnement social et une régulation des usages de prothèses cognitives détachables s’imposent pour préserver le développement attentionnel des enfants. Les prothèses, même détachables, nécessitent d’être assorties d’un mode d’emploi élaboré basé sur un encadrement social et humain.
Le pire est peut-être de considérer que la Machine puisse faire office de nourrice. Est-ce seulement souhaitable que les enfant s’y identifient et cherchent à lui ressembler au lieu de s’insérer dans le jeu social et affectif des autres humains et des éventuels animaux domestiques présents dans son environnement ?
À cela s’ajoute aussi les soucis causés par l’excès de sédentarité généré par l’usage compulsif de la prothèse cognitive, souvent par ailleurs associée avec une nutrition inadaptée et d’éventuels troubles musculaires ou oculaires. Tous ces facteurs tristement peuvent fondamentalement perturber l’épanouissement de l’être en devenir.
Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut jamais utiliser d’écrans, évidemment, mais plutôt ne pas leur déléguer la responsabilité de l’éducation socio-affective.
– L’homme de demain aura-t-il besoin de développer de nouvelles compétences pour s’adapter à ces technologies ?
Les compétences requises pour évoluer en société repose sur un socle commun n’ayant pas changé depuis des siècles. Néanmoins, chaque époque et chaque monde social privilégie telle ou telle capacité. L’humain s’est adapté par le passé et s’adaptera dans le futur… Nous pouvons compter là-dessus.
Une bonne santé, des capacités cognitives suffisantes et une bonne instruction seront encore nécessaires pour pouvoir vivre en société de façon épanouie. Cela demeure plus important, à la base, que des avoir jongler avec le software et le hardware. Bien sûr, du fait de la réalité du marché de l’emploi, il est devenu très utile socialement de savoir utiliser les prothèses informatisées, pour travailler, pour faire des démarches administratives, et en règle générale pour communiquer comme s’informer. Il ne faudrait pas perdre de vue non plus qu’il n’y a pas que l’efficacité qui compte. La seule maîtrise d’un outil de production par un employé satisfera certainement son employeur mais nous ne sommes pas que des force productives. Il serait regrettable de revenir aux problèmes sociaux (notamment ouvriers) de la fin du XIXe siècle lié à la Révolution industrielle.
Donner du sens à son activité reste primordial pour pouvoir s’épanouir et apprécier pleinement ses conditions de vie.
Claude Levi Strauss nous dit dans un article de 1996 : « On ne peut donc pas affirmer que l’expansion d’une civilisation qui se prétend mondiale uniformisera la planète. En s’entassant, comme on le voit à présent, dans des mégalopoles aussi grandes que des provinces, une population naguère mieux répartie évacuera d’autres espaces. Définitivement désertés par leurs habitants, ces espaces retourneraient à des conditions archaïques ». Tout comme un fort contraste entre les espaces occupés par les humains, il n’y aura pas qu’un seul profil « d’humain de demain », pour reprendre ce terme. Là aussi il y aura de forts contrastes. Peut-être que des milliards de gens seront mis en réseau permanent, et donc qu’ils auront à acquérir des nouvelles compétences ad hoc. Mais, il y aura forcément aussi un certain nombre d’ « humains de demain » qui, pour des raisons intentionnelles ou simplement conjoncturelles, n’auront pas besoin de vivre avec ces technologies.
– Quelles questions éthiques doivent être posées concernant cette fusion homme/machine ?
Je considère que l’éthique n’est pas un ensemble de règles dogmatiques. C’est davantage le fruit d’une réflexion collégiale inscrite dans un moment donné et réalisée plus ou moins au cas par cas, qui peut, ensuite avoir des implications légales et normatives.
Donc ce qui importe selon moi, c’est l’information du public, car c’est l’opinion public in fine qui imposera son tempo.
Malheureusement, c’est bien souvent le marketing qui oriente l’éducation des individus au moyen d’une propagande basée sur l’instillation du désir de consommer en flattant les bas instincts. Une partie de toute cette « attention disponible » gaspillée pour regarder des publicités pourrait être mise à profit pour réfléchir ensemble de l’évolution que l’on souhaite pour la société. Définir le plus démocratiquement possible les limites à franchir et celles à ne pas franchir.
La fusion homme/machine pour moi est celle du Métal et de la Chair qui sont deux éléments fortement hétérogènes voire antagonistes. En définitive, que cherchons-nous véritablement : humaniser notre outillage technique pour améliorer les conditions de vie ou réifier certains humains pour bénéficier d’une nouvelle forme de servitude biomécanique ?
– Quelle devra être la limite pour ne pas basculer dans le « transhumanisme » ?
Pour moi le « transhumanisme » est un mot qui, à l’instar « d’humain augmenté » demeure très vague. Depuis une de ses premières utilisations par Julian Huxley, ce terme a pris tour-à-tour différentes connotations.
Il peut évoquer une volonté de dépassement nietzschéen que je ne juge pas mauvaise en soi. Après tout, chez Nietzsche, la notion de Surhomme est un appel à l’auto-dépassement, une incitation au travail sportif, artistique, scientifique et philosophique…
Mais il peut également être assimilable à une forme émergente de totalitarisme à tendance eugéniste qui voudrait impérativement créer une société nouvelle et un « homme nouveau » par le biais des outils techniques. Cette « technolâtrie » radicale m’inquiète surtout quand elle va de pair avec la réfutation de la hiérarchisation entre les êtres vivants et les machines.
Le transhumanisme ambitionne essentiellement de permettre de « transcender » la condition humaine : dépasser des limites en termes de longévité, de capacités cognitives, de forme physique y compris en mécanisant une partie conséquente du corps humain (avec des prothèses, du bioware, des nanotechnologies…).
Repousser à tous prix les contraintes du handicap, de la souffrance, de la situation de faiblesse, de la vieillesse ou de la mort peut signifier en même temps un relatif rejet de ce qui définit aussi notre humanité.
Le posthumanisme en est son versant radical. Il propose, lui, de supplanter volontairement l’humain et de le remplacer par des machines dites « intelligentes » (jugées plus efficaces et désirables). Les propos de Ray Kurtzweil en sont une bonne illustration.
La promesse de paradis portée par la techno-religiosité transhumanisme et le posthumanisme n’est plus décrite comme un au-delà spirituel et hypothétique mais davantage comme une vie édénique (ou tout au moins une survie) matérialiste. Une telle vie, artificialisée à ce point, peut légitimement être aussi considéré comme un vision de cauchemar.
L’immortalité sous forme de vie artificielle ou de vie « cyborg » est depuis déjà quelques années un thème récurrent dans l’imaginaire de science-fiction. Par delà la faisabilité réelle d’une telle entreprise, cela nous révèle surtout un fantasme étrange associant une « honte prométhéenne », pour reprendre Gunther Anders, à une pulsion puérile, immature et dangereuse de refus d’accepter de vivre avec l’idée de limite.
Étonnamment, cette question (tout comme, d’ailleurs, celle de l’apathie sociale liée à la surconsommation médiatique) constitue déjà le cœur de l’univers fictionnel créé par Leiji Matsumoto (Albator, le corsaire de l’espace et Galaxy Express 999), qui faisait partie des premiers anime japonais diffusés en occident dans le début des années 1980, au moment même où apparaissait les premiers « enfants du numérique ».
Un certain nombre de techniques extrêmement puissantes qui deviennent disponibles du fait des recherches actuellement menées peuvent s’avérer très utiles pour faciliter la vie des gens, cela est vrai. Toutefois, ce sont, à mon sens, surtout des sources de réelles inquiétudes.
La question de la perte du contrôle ou des impacts potentiellement délétères sur la Nature et sur les humains n’est pas si hypothétique. Pour cela le futur lointain dépeint par le film Cloud Atlas qui présente une planète épuisée, ravagée et contaminée dont la majorité de la population vit à nouveau comme dans les temps préhistoriques alors qu’une poignée d’happy few bénéficient de toutes les meilleurs technologies ne fait guère rêver …
Les limites contingentes doivent être légales en laissant la possibilité de refuser d’utiliser des outils informatiques ou de se faire implanter comme modifier le corps.
Pour moi, la limite absolue à ne pas franchir c’est de ne pas modifier le génome par confort ou volonté de jouer à l’apprenti-sorcier et de transmettre, volontairement ou non, ces mutations intentionnelles dans les lignées phylogénétiques humaine à venir. Il serait dommage qu’il arrive à l’ADN humain du futur le même destin que celui de celui du blé contemporain, c’est-à-dire une exagération maximum de certaines des propriétés au détriment de sa variété initiale en vue d’en faire une monoculture bien calibrée.