Autrice en 2017 de La Grande Tueuse, un récit de la pandémie de grippe espagnole survenue un siècle plus tôt, l’essayiste britannique Laura Spinney revient sur son déroulement et sur ses résonances avec la grande peur autour du coronavirus.
Avec un bilan final compris entre 50 et 100 millions de morts, l’épidémie de grippe espagnole survenue entre 1918 et 1920 coûta à l’époque la vie à trois à six fois plus de personnes que la Première Guerre mondiale. L’événement, pourtant, reste en retrait dans notre conscience de l’histoire du XXe siècle.
Autrice en 2017 de Pale Rider: The Spanish Flu of 1918 and How It Changed the World, traduit en français l’année suivante sous le titre La Grande Tueuse (Albin Michel), la journaliste et essayiste britannique Laura Spinney revient sur cet événement méconnu et les échos qu’offre avec lui l’épidémie actuelle de coronavirus.
Propos recueillis par Jean-Marie Pottier.
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RetroNews : Dans les premières pages de La Grande Tueuse, vous écriviez qu’avec la grippe espagnole, il existe un véritable « oubli collectif de ce qui fut le plus grand massacre du XXe siècle ». Est-ce toujours le cas ?
Laura Spinney : Au moment du centenaire, alors que cette pandémie était beaucoup abordée dans les médias, je me suis posé la question de savoir si cette mémoire ravivée allait persister. Je ne sais pas si c’est le cas.
En ce moment, tout le monde parle de cette grippe dite « espagnole » car on est en pleine épidémie de coronavirus, mais j'ai l'impression qu’à chaque fois qu'une épidémie se termine, on l'oublie jusqu'à la prochaine. Une preuve très concrète en est qu'on n’investit pas assez dans ses préparatifs.
Comment expliquez-vous que cet épisode a été parfois négligé par l’historiographie ?
Je pense que c'est dû à une multitude de facteurs. Déjà, il y a eu un gros problème de sous-estimation : pendant longtemps, on a cru que la Première Guerre mondiale avait fait autant de morts, tandis qu’elle a tué au moins trois fois moins. On n’avait pas de tests de diagnostic à l'époque, le virus était encore un concept assez nouveau en 1918. Les premiers n’avaient été identifiés qu’à la fin du XIXe siècle, les symptômes des cas graves de la grippe dite « espagnole » étaient similaires à ceux du typhus ou du choléra...
Les populations les plus touchées étaient souvent les plus démunies et aussi celles qui avaient le moins accès à la parole, d'une certaine façon.
Je pense également que la grippe espagnole pose un problème de récit. Les êtres humains adorent raconter des histoires avec une structure linéaire, un début, un milieu et une fin mais lors d’une pandémie, il n'y en a pas vraiment : c'est partout, tout de suite – et puis c'est parti. Il est très difficile de narrer une pandémie et c'est pourquoi j’ai choisi une structure en cercles concentriques dans mon livre : le cercle scientifique, le cercle « humain » de l'expérience personnelle de la maladie, le cercle des conséquences politiques, sanitaires et économiques à long terme...
Pourquoi cette situation a-t-elle fini par évoluer ?
Dès 1991, avec de nouvelles estimations approchant les 30 millions de morts, le monde scientifique s'est rendu compte qu’il s’agissait d’une catastrophe plus meurtrière que la Grande Guerre. Qu'une pandémie pouvait être une chose vraiment dévastatrice et qu'il fallait l’étudier.
Mais il reste encore beaucoup de recherches historiques et scientifiques à mener pour corriger, d'une certaine façon, notre histoire du XXe siècle. Savoir, par exemple, où l'épidémie a commencé, quelle a été son interaction avec la guerre, pourquoi les jeunes adultes de 20 à 40 ans y étaient particulièrement vulnérables ou quel a été le destin des très nombreux orphelins, à une époque où il n'existait pas vraiment, même dans les pays développés, de système organisé d'adoption.
Votre livre évoque en détail la pandémie au Brésil, en Inde, en Chine… La sous-estimation de l’événement reflète-t-elle une histoire mondiale excessivement centrée sur l’Europe ?
Absolument, et également sur les États-Unis. Beaucoup de très bons livres sont consacrés à ces derniers et donnent l'impression que ce sont surtout eux qui ont souffert de l'épidémie – mais la réalité est très différente.
18 millions d'Indiens, par exemple, sont morts entre 1918 et 1919, soit plus que le nombre total de morts de la Première Guerre mondiale. D'après les historiens, la pandémie y a beaucoup influencé la lutte pour l’indépendance, car les militants indépendantistes ont rempli le vide laissé par les colons britanniques, qui n’avaient quasiment rien mis en place pour les colonisés sur le plan médical.
Je trouve également l'épisode brésilien intéressant car, à l'époque, la population avait peu confiance dans la médecine « occidentale » et a réagi à la maladie d’une façon plutôt religieuse.
L'épidémie a-t-elle, selon vous, participé à nourrir une forme de xénophobie ?
C'est certain. Le meilleur exemple est l'Afrique du Sud, où il y avait déjà beaucoup de tensions entre la population noire et la population blanche et déjà des discussions sur une possible ségrégation des villes. Les premières lois d'apartheid ont été mises en place dans les années 1920, juste après la pandémie, qui a touché beaucoup plus les Sud-Africains noirs que les blancs, notamment parce qu'ils étaient plus pauvres, moins bien nourris et moins bien logés.
Cette grippe est mondiale mais toutefois on lui donne le nom d’« espagnole »... Pour quelle raison ?
Parfois, dans une librairie, il m'est arrivé de trouver mon livre dans la section « histoire de l’Espagne » [rires]. Cette histoire montre à quel point une pandémie est politique : au printemps 1918, les cas de cette nouvelle maladie survenus en France ou en Angleterre y étaient occultés car les pays en guerre censuraient leur presse. Tandis qu'en Espagne, pays neutre, les journalistes ont relaté les premiers cas, dont le roi Alphonse XIII.
Tout le monde, y compris les Espagnols eux-mêmes, a eu l'impression que la pandémie s'était répandue depuis là-bas.
Que sait-on aujourd'hui du « patient zéro » de cette pandémie ?
Juste après la pandémie, beaucoup, du moins dans les pays occidentaux, ont cru qu'elle venait de Chine, sans doute par préjugé raciste, même s'il est vrai qu'à l'époque, la Chine n'avait pas adopté la médecine moderne et connaissait de gros problèmes de santé publique.
Un virologue britannique, John Oxford, a émis l’hypothèse d’un foyer français avec pas mal de preuves, assez circonstancielles, qu'elle aurait démarré dans un camp militaire britannique à Étaples, dans le Pas-de-Calais.
Enfin, un journaliste américain, John Barry, postule qu’elle aurait trouvé son origine près du camp militaire américain où les premiers cas ont été enregistrés au printemps 1918, Camp Funston, au Kansas.
Ces trois théories sont sur la table et on ne peut toujours pas trancher entre elles. Peut-être le pourra-t-on bientôt : en ce moment, des chercheurs étudient des échantillons du tissu pulmonaire de victimes ainsi que leurs dossiers médicaux, pour essayer de déterminer l’origine de l’épidémie.
On évoque actuellement l’idée que le « pic » du coronavirus serait derrière nous. Lors de la grippe espagnole, beaucoup ont considéré l’épidémie terminée à l’été 1918 mais c’est la deuxième vague, à l’automne, qui fut la plus meurtrière.
Les pathogènes nous déroutent tout le temps : on pense qu'on « comprend » un virus, puis il mute et on est pris par surprise. Il faut donc être très prudent car on ne sait pas comment ce nouveau virus va se comporter même si l'on sait qu’il appartient à la même famille que le SRAS de 2003 et le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) de 2012, qui n'ont pas connu de deuxième vague.
La pire des choses est de croire qu’on est arrivé à la fin et d’enlever toutes les mesures sanitaires. C'est ce qu'a fait l'Australie en 1918 après avoir mis en place une quarantaine qui lui avait permis de repousser la deuxième vague de la pandémie. Malheureusement, elle l'a interrompue trop tôt et la troisième vague de 1919 a vu 12 000 Australiens mourir.
La pandémie de grippe espagnole aurait-elle été aussi dramatique sans la guerre ?
La guerre a évidemment provoqué de grands mouvements de population, pas seulement de militaires mais aussi de civils, des déplacés et des réfugiés, et cela a exacerbé la diffusion de la maladie.
Un biologiste de l'évolution, Paul Ewald, a aussi proposé une théorie très intéressante selon laquelle le conflit aurait augmenté sa virulence. Chaque virus de la grippe modérerait sa virulence petit à petit pour que son hôte reste en vie en vue de transmettre le virus à quelque d'autre et assurer sa propre survie. L’hypothèse de Ewald est que beaucoup d’hommes jeunes se sont retrouvés piégés pendant des jours ou des semaines dans les tranchées du nord de la France et des Flandres et que cette pression sur le virus à modérer sa virulence a disparu. C'était lui, le virus, qui devait bouger pour survivre, pas son hôte, donc il est resté virulent beaucoup plus longtemps.
Dans le sens inverse, quelle influence a eu la pandémie sur les six derniers mois du conflit ?
Le consensus des historiens est qu’elle a précipité sa fin parce que les deux côtés étaient touchés et perdaient beaucoup d'hommes. Mais une théorie due au politologue américain Andrew Price-Smith, discutée et très difficile à prouver, postule qu’elle a aussi pesé sur le vainqueur final.
Selon lui, les Allemands et les Autrichiens ont été relativement plus touchés par la pandémie, et plus longtemps, car leurs populations étaient moins bien nourries à cause des blocus, donc plus vulnérables.
« Guerre et grippe », dessin publié dans l’hebdomadaire humoristique Le Rire, 31 août 1918
Dans quelle mesure l’action des autorités a pu peser à la hausse ou à la baisse sur le nombre de morts ?
Il y a eu de grandes variations, y compris au sein d'un même pays. La ville de New York, par exemple, essayait depuis vingt ans de contrôler la tuberculose avec des mesures de santé publique, des amendes voire de la prison pour les gens qui crachaient dans la rue. Les New-Yorkais s'étaient habitués à voir les autorités intervenir sur les questions de santé, leur imposer des mesures pour le bien collectif avec de bons résultats.
À l'inverse, à Rio de Janeiro, cette pratique était quelque chose de nouveau et choquant et c’est pourquoi la population s'était révoltée dans le passé, par exemple, contre des mesures de vaccination.
Je décris aussi dans mon livre le cas de la ville espagnole de Zamora, très catholique. Son évêque a affirmé que l'épidémie était une punition pour les péchés de la ville. Il a ainsi tenté de bloquer les mesures de santé publique, et a proposé à la place des messes et des processions, – précisément l'exact inverse de ce qu'il faut faire en période de pandémie.
Et en France ?
Un jour, Émile Roux, un grand ponte de la médecine de l'époque, directeur de l’institut Pasteur, donne un entretien au Petit Journal. Le journaliste lui demande si la désinfection des espaces publics est utile et il lui répond, surpris :
« Elle est absolument inutile. Mettez une vingtaine de personnes dans une pièce désinfectée et faites entrer un patient atteint de grippe.
S’il éternue, si une particule de sa morve ou de sa salive atteint ses voisins, on pourra bien avoir désinfecté la pièce, ceux-ci seront pourtant contaminés. »
À l'époque, à Paris, on désinfectait à grande échelle les théâtres ou les métros et il existait donc une sorte de conflit entre ce que les scientifiques comprenaient de l'épidémie et ce que recommandaient les autorités municipales.
Aujourd'hui, les fake news pullulent autour de la santé. Quel a été l'impact, à l’époque, de la pandémie sur la confiance de la population dans les médecins ?
Dans le monde occidental, je pense que cela a de manière générale nui à la confiance des gens dans la médecine car les médecins n'avaient visiblement rien à offrir pour les guérir ou protéger contre la maladie.
Dans d'autres régions, comme l'Inde ou la Chine, je crois que cela a poussé la population à être plus ouverte à la médecine moderne car les outils anciens ne fonctionnaient pas non plus ! En Chine, par exemple, un médecin du nom de Wu Lien-teh, un des premiers « pasteuriens » chinois, a réussi à imposer la crémation des victimes alors que dix ans plus tôt, il avait eu besoin d'un décret impérial et du renfort de l'armée et de la police pour la pratiquer lors d'une épidémie de peste tant brûler un cadavre était contraire à la culture chinoise.
Faut-il un État « fort » en période de pandémie ?
Dans le cas de la Russie, alors en pleine guerre civile, je me suis intéressée à Odessa, où il n'y avait quasiment pas de gouvernement mais des factions en lutte pour le pouvoir. Les médecins locaux, assez avancés et qui s'étaient formés auprès des « pasteuriens », essayaient de faire de leur mieux pour conseiller la population – mais sans autorité politique derrière eux, c'était presque impossible.
C'est une leçon très importante : il faut une collaboration et une confiance entre le gouvernement, les médecins et la population. En même temps, la démocratie peut entraver des efforts de contenir la maladie. Par exemple, aux États-Unis, les autorités ont dû se battre avec les associations patronales qui ne voulaient pas fermer les entreprises pour raison de santé, ce qui a retardé la mise en place des mesures.
En Chine, en ce moment, le gouvernement dit ce qu'il veut et c'est fait tout de suite... Mais cela fait du président Xi Jinping le seul responsable : si la population voit que la réponse gouvernementale n'est pas adéquate, c'est lui qui sera pointé du doigt. On dit d'ailleurs depuis peu qu'il se met en retrait pour ne pas être associé aux conséquences de cette épidémie si jamais elle tourne mal.
La grippe espagnole a-t-elle incité les pays à renforcer leurs autorités de santé ?
Dans beaucoup de pays, le ministère de la Santé, quand il y en avait un, était un sous-département ministériel avec moins de ressources et de pouvoir qu'aujourd'hui. C'est après la pandémie qu'on a vu ces ministères soit être créés, soit obtenir plus de pouvoir.
Au niveau mondial, la Société des nations a fondé une sous-organisation dédiée à la santé pour répondre aux pandémies mais elle s'est effondrée avec son organisation-mère quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté en 1939. Les architectes de l'OMS ont appris de cette leçon en créant une organisation indépendante en 1946 : si les Nations unies s'écroulaient, l'OMS existerait toujours. Même si le problème est qu’elle est sous-financée de façon chronique dans le monde de plus en plus isolationniste où nous vivons aujourd’hui…
« Sur le fond, ce que la grippe espagnole nous a appris, c’est qu’une autre grippe pandémique est inévitable, mais que son bilan total – qu’il soit de 10 ou de 100 millions de victimes – ne dépendra que du monde dans lequel elle se produira », écrivez-vous. Dans le monde de 2020, une grippe à 100 millions de morts est-elle donc envisageable ?
C'est tout à fait possible : on a eu quinze pandémies de grippe sur les 500 dernières années et on est sûrs d’en avoir un jour une autre.
Mais il faut dire aussi que 1918 est une exception énorme dans les annales des pandémies grippales : c'est pourquoi les chercheurs s'y intéressent tellement et veulent expliquer pourquoi elle a été à ce point meurtrière.
Il existe une hypothèse selon laquelle les sociétés en état de crise, ce qui, selon beaucoup, est le cas des nôtres en ce moment, sont plus vulnérables aux pandémies parce qu'elles n'investissent pas assez dans les infrastructures, parce que les gens s’y montrent soupçonneux les uns envers les autres... L’ampleur de la prochaine pandémie dépendra aussi de facteurs sociaux et politiques, des conditions de vie, d'alimentation et de salubrité – donc de nous.
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L’ouvrage de Laura Spinney, La Grande Tueuse. Comment la grippe espagnole a changé le monde, a été publié aux éditions Albin Michel en 2018.