"Il y a des gens qui peuvent se passer des êtres sauvages et d'autres qui ne le peuvent pas."
Préface de J.M.G. Le Clézio
Voici un livre que chacun devrait avoir avec soi, amoureux de la nature ou simple promeneur du dimanche, aventurier du retour à la terre ou sympathisant du mouvement écologiste, dans son sac ou sa bibliothèque. Écrit au soir de sa vie, alors que le monde avait sombré dans la destruction et le crime systématisés, l'Almanach d'un comté des sables, d'Aldo Leopold, un petit livre modeste et savant, plein de l'humour et du charme de la société rurale du nord-est des États-Unis, est devenu au long des années pour la jeunesse américaine le bréviaire de la foi nouvelle dans l'équilibre de la vie. Que nous dit-il ? Très simplement (mais non pas de façon simpliste) la nécessité de faire une révolution. Et c'est la force première de l'Almanach; il y a dans ces pages l'expérience d'un homme, toute sa vie: durant ce demi-siècle, Aldo Leopold a vécu le passage du monde ancien à l'âge nucléaire, il a expérimenté tous les progrès et tous les échecs de l'époque moderne.
Lorsque, en 1912, Aldo Leopold, sorti de la première école forestière de Yale, est nommé député-surveillant de Ia Forêt nationale Kit Carson, au nord-ouest du Nouveau Mexique, l'Amérique est encore une corne d'abondance, où survivent l'idée de conquête et l'esprit pionnier. On y chasse sans retenue l'antilope, le cerf et aussi le loup, le lion des montagnes et le grizzli. Les Indiens exterminés en même temps que leur double animal, le bison, ont été remplacés par la civilisation, et la Grande Prairie s'est recouverte de fermes, de barbelés et de bromes, ces mauvaises herbes. Quarante ans plus tard, à l'époque où Aldo Leopold écrit l'Almanach d'un comté des sables, il ne reste plus rien de cette liberté qui enivrait les pionniers. La terre écorchée, brûlée par les sabots du bétail et par les incendies, appauvrie par la disparition des lupins générateurs d'azote, n'est plus qu'un espace monotone rongé par la désertification, rayé par les autoroutes, symboles de la permanente fuite en avant de la race humaine.
Avec une rigueur scientifique (il est alors l'un des professeurs les plus écoutés de l'université du Wisconsin, et le porte-parole des idées du jeune mouvement écologiste), Aldo Leopold démonte pour nous le mécanisme de cette catastrophe à l'échelle du monde, au cours de laquelle disparurent en quelques décennies les graminées de la Prairie, les forêts de chênes séculaires qui leur servaient de sentinelles, et les marécages de la région des Grands Lacs, condamnés pour leur improductivité - catastrophe qui s'acheva au début du siècle par la disparition des pigeons voyageurs, cet «ouragan biologique» qui traversait chaque année le continent américain de haut en bas et de long en large, consommant les baies sauvages et donnant en échange l'amour intense pour cette terre et pour ce ciel grand ouvert qu'ils embrassaient de leurs ailes.
Apprendre à penser comme une montagne
Pour Aldo Leopold, né dans le rêve pionnier, passionné de chasse, l'évidence de la détérioration est une constatation physique, non un parti pris intellectuel. Chargé en 1922 d'organiser l'un des premiers sanctuaires de vie sauvage du Sud-Ouest, dans la région d'Ojo Caliente, au Nouveau-Mexique, qui fut longtemps le camp retranché des Apaches de Cochise et de Géronimo, avant d'être livrée aux éleveurs de bétail, il a pu mesurer la conséquence tragique de la disparition des prédateurs - loups, pumas et ours. La prolifération des cerfs a condamné la montagne à une mort lente, que les incendies chaque été rendent aujourd'hui plus inexorable. Mais accepter le voisinage des prédateurs, dit Leopold avec un humour amer, eût été ne plus penser comme un homme, mais «apprendre à penser comme une montagne».
L'éthique de la terre
Voilà le sens révolutionnaire de l'Almanach, la raison pour laquelle, au milieu de tant de traités et d'un tel bruissement d'idées, il a pris cette importance. Car ce qu'il nous dit est simple et clair: que, dans notre monde d'abondance de biens et d'appauvrissement de la vie, nous ne pouvons plus ignorer la valeur de l'échange et la nécessité de l'appartenance - ce fragile équilibre qu'il résume dans le motif de «l'éthique de la terre» et qui sera le souci du siècle à venir.
Le salut du monde passe par l'état sauvage
Le pouvoir de ce livre n'est pas seulement dans les idées. Il est avant tout dans la beauté de la langue, dans les images qu'il fait apparaître, dans la fraîcheur des sensations. On pense à Henry David Thoreau dans sa retraite de Concord (NDLB : Walden ou la vie dans les bois), à sa conviction presque mystique que «le salut du monde passe par l'état sauvage».
L'unité des nations
L'Almanach d'un comté des sables révèle la permanence du monde, dans tous ses gestes et dans tous ses règnes. Il parle du voyage que les oies commencèrent au pléistocène, proclamant chaque année au printemps «l'unité des nations depuis la mer de Chine jusqu'aux steppes sibériennes, de l'Euphrate à la Volga, du Nil à Mourmansk, du Lincolnshire au Spitzbergen», Il parle de la danse magique des bécasses dans l'amphithéâtre des marécages, de l'ivresse du vent, du langage des arbres et de leur mémoire, inscrite dans les cercles de leurs troncs, aussi précieuse et précise que les traités d'histoire des bibliothèques, du tableau sublime que sait peindre la rivière Wisconsin certains matins d'été et des domaines illimités de l'aube, qu'aucun fonctionnaire du cadastre ne pourra jamais arpenter.
Le pouvoir de l'Almanach est dans la musique des mots qui fait surgir les odeurs, les couleurs, les frissons, dans cous ces noms qui écrivent le poème de la terre: la sauge, le sumac, la fleur de pasque, le silphium survivant au désastre, ou Draba, la plus petite fleur du monde, ignorée des botanistes, qui pousse dans le sable des marais. Noms d'oiseaux, colverts, mésanges, pluviers, grouses, avocettes, grèbes des marais, oies sauvages et grues du Grand Nord, chacun avec son langage, ses rituels, sa danse, son jeu dans le théâtre universel.
Malgré le temps écoulé, et nos désillusions quotidiennes, l'Almanach d'un comté des sables a gardé aujourd'hui toute sa profondeur, toute son émotion. Le regard prophétique qu'Aldo Leopold a porté sur notre monde contemporain n'a rien perdu de son acuité, et la semence de ses mots promet encore la magie des moissons futures. Voilà un livre qui nous fait le plus grand bien.
J.M.G. Le Clézio
Albuquerque, Nouveau-Mexique, septembre 1994
Préface, par Aldo Leopold
Il y a des gens qui peuvent se passer des êtres sauvages et d'autres qui ne le peuvent pas. Ces essais sont les délices et les dilemmes de quelqu'un qui ne le peut pas.
Tout comme le vent et les couchers de soleil, les êtres sauvages faisaient partie du décor jusqu'à ce que le progrès se mette à les supprimer. Nous sommes maintenant confrontés à la question de savoir si un «niveau de vie» encore plus élevé justifie son prix en êtres sauvages, naturels et libres. Pour nous, minorité, la possibilité de voir des oies est plus importante que la télévision, et la possibilité de trouver une pasque est un droit aussi inaliénable que la liberté d'expression.
Ces êtres sauvages, je l'admets, n'avaient que peu de valeur humaine jusqu'à ce que la mécanisation nous assure un solide petit déjeuner et que la science nous dévoile le drame de leur origine et de leur façon de vivre. Le conflit se réduit donc à une simple question de degré. Nous autres minoritaires croyons voir une loi des rendements décroissants en progression constante; nos adversaires ne voient rien de tel.
Il faut s'accommoder des choses comme elles sont; ces essais sont mes accommodements. Ils sont regroupés en trois parties.
Almanach d’un comté des sables : la cabane
La première raconte ce que ma famille observe et fabrique dans le coin où elle se réfugie, le week-end, à l'abri de trop de modernité: c'est la «cabane». Dans cette ferme de la région des sables du Wisconsin, épuisée puis abandonnée par notre société du «toujours-plus toujours-mieux», nous essayons de reconstruire à coups de pelle et de cognée ce que nous perdons ailleurs. C'est ici que nous venons chercher - et que nous trouvons encore - notre nourriture auprès du Bon Dieu. Ces esquisses de la cabane sont arrangées de façon saisonnière sous forme d'un «Almanach d'un comté des sables».
Quelques Croquis
La deuxième partie, intitulée «Quelques Croquis», retrace quelques-uns des épisodes de ma vie qui m'ont appris à voir, progressivement et parfois douloureusement, que la compagnie a rompu le pas. Ces épisodes, éparpillés à travers le continent sur une période de quarante ans, présentent un échantillon honorable des questions qu'on regroupe sous le terme générique d'écologie.
En fin de compte
La troisième partie présente, en termes plus logiques, quelques-unes des idées par lesquelles nous autres dissidents rationalisons notre dissidence. Seul le lecteur gagné d'avance aura envie de travailler les questions philosophiques soulevées dans cette troisième partie. J'imagine qu'on pourrait dire que ces essais expliquent à la compagnie la manière dont elle pourrait se remettre au pas.
L'écologie n'arrive à rien parce qu'elle est incompatible avec notre idée abrahamique de la terre. Nous abusons de la terre parce que nous la considérons comme une commodité qui nous appartient. Si nous la considérons au contraire comme une communauté à laquelle nous appartenons, nous pouvons commencer à l'utiliser avec amour et respect. Il n'y a pas d'autre moyen si nous voulons que la terre survive à l'impact de l'homme mécanisé, et si nous voulons engranger la moisson esthétique qu'elle est capable d'offrir à la culture.
La terre en tant que communauté, voilà l'idée de base de l'écologie, mais l'idée qu'il faut aussi l'aimer et la respecter, c'est une extension de l'éthique. Quant à la moisson culturelle, c'est un fait connu depuis longtemps, et oublié depuis peu.
Ces essais sont une tentative pour assembler ces trois idées.
Une telle vision de la terre et des gens est bien entendu sujette aux maladresses et aux distorsions de l'expérience personnelle et du parti pris personnel. Quelle que soit la vérité, nous disposons au moins d'une certitude cristalline: c'est que notre société du toujours-plus-toujours-mieux se comporte à présent en hypocondriaque, tellement obsédée par sa propre santé économique qu'elle en a perdu la capacité de rester saine. Le monde entier est si avide de nouvelles baignoires qu'il a perdu la stabilité nécessaire pour les fabriquer, ou même pour fermer le robinet. Rien ne saurait être plus salutaire à ce stade qu'un peu de mépris pour la pléthore de biens matériels. Un tel déplacement de valeurs peut s'opérer en réévaluant ce qui est artificiel, domestique et confiné à l'aune de ce qui est naturel, sauvage et libre.
Aldo Leopold
Madison, Wisconsin, 4 mars 1948