Presque tous les personnages que Modigliani s’attache à peindre semblent dégager une note dominante de mélancolie, de solitude. Ce sont les petits modèles qui s’ennuient et attendent patiemment que la séance de pose soit finie, des servantes aux mains jointes, épuisées d’avoir tant peiné pour survivre, des enfants mal aimés ou parfois oubliés. Si Modigliani a su peindre tous ces êtres de la misère, il a su leur opposer aussi les satisfaits, les pleins d’eux-mêmes, ceux à qui tout réussit, à qui la vie sourit. Ces hommes et ces femmes séparés par un destin si radicalement différent, le peintre les réunit pourtant dans un univers commun : leur regard. Chez Modigliani, les yeux ne sont que deux amandes, que le pinceau a touchées de bleu clair, de vert ou de gris, sans préciser davantage la prunelle. C’est pourtant ce silence du regard qui le rend tumultueux, comme si son absence renvoyait sans cesse à la profondeur de l’âme. Modigliani disait, en parlant de son travail : « D’un œil, observer le monde extérieur, de l’autre, regarder au fond de soi-même ». Il n’y a que le regard qui renvoie aussi parfaitement à la singularité de chacun. Devant lui et au travers de lui s’effacent toutes les similitudes ou ressemblances ; il capte l’étincelle à la fois fugace et éternelle de la vie qui s’enfuit. Et qui défie pourtant aussi le temps : les traits du visage peuvent s’altérer, ses lignes se marquer ou s’affaisser, le regard reste intact. Préservé. Les yeux vides de Modigliani. Tournés résolument vers l’intérieur. Comme un ciel qui s’éteint pour accueillir et laisser briller ses étoiles.