Franck Ramus
Dans cet article, nous allons montrer que la plupart de ces allégations, sinon toutes, sont des mythes sans fondement.
Pour commencer, il convient de préciser ce que l’on appelle un surdoué. Bien que de nombreuses définitions aient été proposées et débattues, la définition la plus courante et la seule qui fasse l’objet d’un certain consensus international dans la recherche scientifique sur l’intelligence est la suivante : sont surdouées les personnes qui ont une intelligence très supérieure à la population générale, c’est-à-dire en pratique qui ont un QI supérieur à 130, une condition vérifiée par environ 2% de la population. Chez l’enfant, le mot surdoué a pour synonymes « précoce » (qui traduit le fait qu’un enfant plus intelligent que la moyenne de son âge est en avance dans son développement intellectuel) et « à haut potentiel » (qui met l’accent sur le fait que l’intelligence de l’enfant prédit, dans une certaine mesure, sa réussite future). Notons que le mot même de « surdoué » induit l’idée d’un excès d’intelligence, donc d’un problème. En anglais le terme équivalent pour cet usage est simplement gifted (doué), qui n’a pas du tout la même connotation.
D’autres définitions possibles existent, comme celles ajoutant au critère de QI élevé des critères positifs (comme la créativité) ou négatifs (par exemple être en difficulté). Ces définitions ont l’inconvénient de biaiser d’emblée les caractéristiques des surdoués, chacune à sa manière et sans qu’aucune d’elle ne fasse l’objet d’un consensus. C’est pour sa plus grande objectivité et sa neutralité que la définition basée strictement sur le QI est généralement considérée comme la plus valide[1].
Les surdoués étant définis, quels sont donc les idées les plus répandues les concernant ?
Première thèse répétée à l’envi : les enfants surdoués auraient un mode de pensée qualitativement différent de celui des enfants ordinaires. Plus précisément, le raisonnement des personnes normales est souvent décrit par ceux qui diffusent cette conjecture comme « linéaire » ou « séquentiel », allant d’une idée à l’autre dans un enchaînement unidirectionnel. À l’inverse, les enfants surdoués auraient une pensée « en arborescence », où chaque idée donne naissance à plusieurs autres qui, à leur tour, engendrent une multitude de concepts. Ainsi, disent les tenants de cette hypothèse, lors de la résolution d’un problème mathématique, l’élève moyen avance pas à pas de l’énoncé à la solution, avançant droit vers son but. Au contraire, les enfants surdoués exploreraient de nombreuses pistes simultanément, créant une « arborescence » d’idées parfois trop touffue pour être gérée.
Une conséquence prévisible d’un mode de pensée radicalement différent des enfants surdoués serait l’échec ou la difficulté scolaire. Si les petits précoces pensent de manière singulière, disent beaucoup de ceux qui s’expriment dans les médias sur la précocité, l’enseignement courant ne saurait leur convenir, leur don les plaçant ainsi en danger. Paradoxalement, trop d’intelligence provoquerait des problèmes scolaires et les enfants les plus prometteurs se retrouveraient ainsi souvent exclus du système éducatif. C’est là sans doute l’un des mythes qui a le mieux essaimé et qui résiste le mieux à une contradiction pourtant bien étayée comme on le verra plus bas. Il a souvent été affirmé qu’un tiers des élèves surdoués seraient en échec scolaire, un autre tiers en réussite et le troisième tiers dans la moyenne. Chiffres simples et frappants, ils ont été repris sans aucune vérification par de nombreux médias et « experts » du haut potentiel. La rumeur a même tellement bien pris qu’elle est non seulement reprise sur des sites dits « d’information » sur la précocité et dans des magazines réputés[2], mais également sur le portail EDUSCOL de l’Éducation Nationale jusque très récemment. Dans la surenchère médiatique autour de la précocité intellectuelle, certains vont même jusqu’à annoncer 50, voire 70 % d’échec scolaire chez les surdoués …
Une enquête récente[3] fait apparaître une autre idée répandue, selon laquelle les surdoués sont souvent émotionnellement instables. On les imagine hypersensibles, anxieux, dépressifs… Cette idée est aussi répandue que peu solidement établie. A priori, deux hypothèses seraient raisonnables. L’une consiste à penser que les surdoués, grâce à leur intelligence, sont capables de mieux gérer leurs émotions et développent des compétences socio-émotionnelles les rendant plus heureux et mieux adaptés, réduisant notamment l’anxiété. L’autre est que, conséquence du décalage avec leurs pairs, ils sont socialement inadaptés, ce qui peut entraîner plus d’anxiété et de mal-être. Si ces spéculations sont a priori logiques, seule l’étude des faits pourra au final nous renseigner sur la réalité de manière fiable, et certainement pas des supputations, aussi sophistiquées fussent-elles.
Un dernier mythe courant est celui selon lequel les enfants surdoués seraient plus sujets aux troubles des apprentissages, au trouble de l’attention, avec ou sans hyperactivité, ou encore aux troubles autistiques. S’il est vrai que ces troubles ne sont pas incompatibles avec une intelligence supérieure, c’est tout autre chose d’affirmer qu’ils sont plus fréquents chez ces enfants que dans le reste de la population. Là encore, aucune donnée épidémiologique n’est jamais fournie à l’appui des affirmations. On voit donc que le discours médiatique et réputé expert sur les surdoués tend à propager globalement l’idée paradoxale selon laquelle la précocité intellectuelle serait une terrible maladie.
L’idée que les enfants surdoués sont émotionnellement instables, souvent dyslexiques ou dyspraxiques, statistiquement plus malheureux que les autres, provient sans doute d’une hypothèse défendue à la fin du 19ème siècle par Cesare Lombroso qui prétendait avoir mis à jour un lien entre folie et génie dans son ouvrage Genio e follia (1877). Aucun fait tangible n’est venu étayer cette intuition, mais l’idée était séduisante et fut reprise par de nombreux auteurs. Le génie s’accompagnerait généralement de folie, l’intelligence de désespoir.
Dans certains cas, les mythes sont de grossières exagérations de faits réels bien documentés. Par exemple, dans certains tests de créativité, on demande aux participants de donner le plus d’idées possibles à partir d’un point de départ unique (il peut s’agir de finir un dessin de plusieurs manières possible à partir d’une ébauche minimaliste, ou de donner des mots reliés à un concept de départ). À ces épreuves, les surdoués ont statistiquement de meilleurs résultats que la moyenne. Ainsi, une même idée peut mener chez eux à un peu plus de concepts reliés. Ce résultat est peut-être à l’origine de l’idée que les surdoués ont une pensée « en arborescence » à l’opposé des autres enfants.
Qu’une idée naisse est une chose, qu’elle se répande et se trouve défendue bec et ongles par ses adeptes en est une autre. La diffusion spectaculaire de la « légende noire » de la précocité se fait par différents biais, par des acteurs souvent considérés comme les meilleurs experts de la question, alors même qu’ils ne citent jamais aucune étude scientifique à l’appui de leur propos, et qu’ils n’ont visiblement pas connaissance des données publiées sur le sujet.
En première ligne se trouvent des psychologues praticiens qui côtoient au quotidien des enfants surdoués et « observent » chez eux un ensemble de difficultés scolaires, émotionnelles et cognitives – quoique tous les psychologues ne sont pas d’accord avec cette « observation de terrain »[4]. Ils sont relayés par des associations de parents d’enfants précoces ou d’adultes « surdoués » ayant effectivement des difficultés et qui cherchent auprès des praticiens du réconfort par l’assurance que leurs problèmes proviennent d’une trop grande intelligence. Il s’établit entre les psychologues défendant la thèse que l’intelligence supérieure est une calamité et les associations une symbiose, les dernières servant de marchepied aux premiers dans l’accès aux médias. Ceux qui cherchent à établir la vérité et luttent contre les mythes sont, comme dans d’autres domaines, moins motivés et moins entendus que les alarmistes dans ce « marché cognitif » déséquilibré décrit par Gérald Bronner.
Alors que la voix des surdoués et de leurs parents était il y a 40 ans à peine audible, les associations se sont mobilisées, ont développé une compétence de communication et ont ainsi réussi, avec l’aide des psychologues praticiens qui les suivent, à être considérés comme les experts incontournables de la question du haut potentiel, à la fois dans les médias et auprès du gouvernement. La victimisation des surdoués passe particulièrement bien auprès des grands médias, qui ont horreur des récits scientifiques en demi-teinte et des thèses modérées. Que les surdoués soient décrits comme les damnés de la terre, souffrant de troubles variés, instables et rejetés, convient bien mieux à leur format. Quant au gouvernement, il se fie en grande partie à la force de communication des associations et aux grands médias pour savoir qui est expert[5], ce qui le conduit quelquefois à se rallier sans esprit critique à certains fantasmes.
Le point commun qu’ont la plupart des sources des mythes sur les surdoués est qu’elles ne connaissent pas l’ensemble des surdoués, elles n’en voient même pas un échantillon représentatif, elles en voient au contraire un échantillon extrêmement biaisé: c’est ce qu’on appelle le biais d’échantillonnage.
En effet, qui va consulter un psychologue ou un psychiatre ? Les gens qui ont des problèmes (qu’il s’agisse d’un véritable trouble psychologique ou d’une simple difficulté qui justifie une consultation). Bien souvent, afin de mieux évaluer la situation de la personne, et éventuellement d’établir un diagnostic, ces professionnels vont faire passer un test de QI. À cette occasion, il arrive que le score obtenu dépasse 130. Dans ce cas, le professionnel est en présence d’une personne à la fois surdouée et qui a un problème. Du point de vue du professionnel, tous les surdoués qu’il voit ont une difficulté qui justifie une consultation. Difficile de ne pas en retirer l’impression que les surdoués ont souvent des problèmes. Et pourtant, il s’agit là d’une erreur de raisonnement. Rien dans la pratique clinique de ces professionnels ne peut leur permettre d’évaluer rigoureusement si les surdoués ont plus souvent des problèmes que le reste de la population. En effet, cela nécessiterait de comparer la prévalence des problèmes entre les surdoués et la population générale. Faire un tel calcul implique de voir un échantillon représentatif de la population générale, et pas seulement les personnes qui consultent un psy.
Une objection possible est que certains enfants consultent un psychologue, non à cause d’un trouble psychologique, mais simplement parce qu’il y a suspicion que l’enfant soit surdoué, et qu’un test de QI est exigé pour envisager de lui faire sauter une classe. Pourtant, même cet échantillon est biaisé. Tous les enfants surdoués ne sautent pas de classe. Certains enfants manifestent leur précocité intellectuelle par l’ennui en classe, le désintérêt pour les enfants de leur âge, et parfois par des comportements perturbateurs. Ceux-là sont donc plus facilement repérés et le saut de classe peut sembler une solution naturelle au problème qu’ils posent. Ils n’ont pas nécessairement un trouble psychologique, mais leur décalage pose un problème qui va aboutir à un test de QI et au constat que le problème est associé à un QI élevé. À côté de cela, d’autres enfants surdoués, peut-être dans la même classe, sont simplement les meilleurs élèves de leur classe, sont contents de travailler plus vite que les autres et de pouvoir lire ensuite, et s’entendent bien avec leurs camarades. Ceux-là, qui ne posent aucun problème visible, sont évidemment bien moins susceptibles d’être proposés pour un saut de classe, et donc sont moins susceptibles d’avoir l’opportunité de passer un test de QI. Les psychologues ne les verront jamais et ne pourront pas en tenir compte dans leurs statistiques subjectives.
Quels parents éprouvent le besoin de créer ou de rejoindre une association de familles d’enfants surdoués ? Principalement ceux dont l’enfant surdoué pose un problème (véritable trouble ou simple décalage scolaire), et qui espèrent trouver une aide en rencontrant des gens qui ont le même type de problème. Quels adultes rejoignent une association d’adultes surdoués ? À nouveau, majoritairement les adultes qui, au lieu de réussir brillamment comme on leur avait peut-être prédit, se trouvent en situation d’échec ou d’insatisfaction d’une manière ou d’une autre, et qui espèrent donc trouver de l’aide, un soutien, un partage d’expériences, avec des personnes qui leur ressemblent. Les membres de ces associations, ne voyant quasiment que des surdoués à problèmes, en concluent naturellement qu’être surdoué est un problème, ou est associé à des problèmes. Là encore, le biais d’échantillonnage est flagrant.
Il est important de réaliser que, dans un pays comme la France où les tests de QI ne sont pas administrés de manière systématique à toute la population, et où leur usage est réservé aux psychologues diplômés, la plupart des gens ne passeront jamais un test de QI de leur vie, et ne connaîtront donc jamais leur score, y compris s’il est supérieur à 130. Par conséquent, la plupart des surdoués n’ont jamais passé un test de QI, et sont donc des surdoués qui s’ignorent. Ce sont les surdoués « ordinaires »[6], ceux qui généralement réussissent brillamment scolairement et professionnellement, et qui, s’ils font parler d’eux, ne le font jamais en tant que surdoués puisqu’ils n’ont jamais passé de test et n’ont jamais été identifiés comme tels. Ceux-là sont ignorés des psys, des associations, des sites internet, des livres spécialisés et du discours médiatique sur les surdoués.
Bien entendu, le fait d’être surdoué ne vaccine pas contre les problèmes. On peut être surdoué et inadapté à son niveau de classe, surdoué et anxieux, surdoué et autiste, surdoué et dyslexique, et même surdoué et en échec scolaire… Il ne s’agit pas de nier que de telles situations existent, ni la souffrance des personnes concernées. Ce que nous avons argumenté jusqu’à présent, c’est simplement qu’il n’y a aucune raison de croire ceux qui disent que les surdoués ont ces problèmes ou caractéristiques plus souvent que la population générale. Mais qu’en est-il vraiment ?
Pour répondre correctement à la question, il faut d’une part avoir des données à la fois sur le QI et sur les caractéristiques réputées associées aux surdoués, et d’autre part il faut disposer de ces données sur une population représentative. Ces conditions ont été réunies dans plusieurs cohortes et études épidémiologiques menées dans différents pays, au moins pour certains facteurs.
La notion de « pensée en arborescence » fait les choux gras des revues et des livres grand public, mais est inconnue du monde scientifique. S’il existe bien une notion de « pensée divergente » en psychologie, évoquant celle de pensée en arborescence, elle en diffère en un point essentiel : la pensée divergente n’est pas un mode de pensée spécifique, mais une des composantes du raisonnement normal. L’idée que les élèves ordinaires raisonnent sans bifurquer de manière « linéaire » est fausse, tout comme est fausse l’hypothèse que les enfants surdoués produisent un foisonnement d’idées incontrôlable et qualitativement différent de ce que font leurs pairs. En revanche, il est vrai que les enfants à haut QI obtiennent en moyenne de meilleurs scores dans les épreuves de pensée divergente où il faut faire preuve d’imagination et trouver de nombreuses idées à partir d’un point de départ unique (par exemple, trouver le plus d’utilisations possibles d’un objet, ou le plus de manières possibles de terminer un dessin à peine commencé). Bien que cela rappelle évidemment l’idée de « pensée en arborescence » opposée à la « pensée linéaire », il ne s’agit pas ici d’une différence qualitative, mais quantitative. Les enfants au QI moyen fonctionnent de la même manière que ceux ayant un QI plus élevé. Ils ont eux aussi de nombreuses idées à partir d’un point de départ unique… ils ont simplement, en moyenne, un peu moins d’idées[7]. L’opposition entre une pensée linéaire et une pensée en arborescence n’est pas appuyée à notre connaissance par des études scientifiques.
Autre exemple encore plus frappant : des personnes reconnues dans le grand public comme experts de la précocité répètent encore aujourd’hui que les surdoués sont en moyenne plus anxieux que les autres enfants. Or il existe au moins 14 études effectuées dans différents pays (France, USA, Canada, Israël, Pologne, Lettonie) et deux méta-analyses[8] aboutissant toutes à la même conclusion : les enfants précoces ne sont pas plus anxieux que les autres en moyenne. Bien que les preuves soient moins solides, ils semblent ne pas être plus dépressifs ou stressés que les autres non plus.
La question à laquelle il est sans doute possible de répondre avec le plus haut degré de certitude est celle de savoir si les surdoués sont souvent en échec scolaire. En effet, depuis que les tests d’intelligence ont été inventés il y a plus d’un siècle, les psychologues se sont évertués à tester dans quelle mesure les scores de QI prédisaient divers aspects de la vie de l’individu : la réussite scolaire[9] bien sûr (puisque les tests de QI ont été conçus dans le but de la prédire), mais également le revenu[10], la satisfaction de l’employeur[11] et même la santé[12] ou l’espérance de vie[13]. Dans tous les cas, des corrélations ont été trouvées, et dans tous les cas, elles sont positives. Autrement dit, plus les enfants ont des QI élevés, et mieux ils réussissent scolairement, plus ils atteignent un niveau de diplôme élevé, plus ils obtiennent des revenus élevés, plus satisfait est leur employeur, meilleure est leur santé et plus longue est leur espérance de vie.
Une dernière objection que l’on pourrait faire à ces études est que, même si la relation entre QI et réussite scolaire (ou autre) est globalement positive, il se pourrait que ce soit vrai sur la majeure partie de la distribution des scores de QI, mais que malgré tout la relation s’inverse au-delà d’un certain seuil de QI, dû aux particularités des individus surdoués. Las, cette hypothèse s’est révélée fausse également. De nombreuses études internationales s’étalant sur plusieurs décennies montrent sans ambiguïté que l’effet positif du QI est avéré à tous les niveaux de QI, et ne s’inverse pas[14]. Nous illustrerons cela par des données françaises récentes. La Figure 1 montre les résultats au brevet des collèges d’environ 16000 élèves français (Panel 2007 de la DEPP), en fonction de leur score de QI mesuré en début de 3ème. La relation est manifestement croissante et ne s’inverse pas, même aux QI les plus élevés. De fait, si l’on examine spécifiquement les élèves qui ont un QI supérieur à 130 (à droite de la ligne grise verticale), on observe que tous sauf un ont une note au brevet supérieure ou égale à 10. Autrement dit, aucun des surdoués de cette cohorte n’est véritablement en échec scolaire. Au contraire, ils ont presque tous de bons résultats. On peut donc dire sans risque de se tromper que, même si le QI n’est pas le seul déterminant de la réussite scolaire et s’il peut bien sûr exister des surdoués en échec scolaire, l’idée selon laquelle les surdoués sont de manière générale souvent en échec scolaire est un mythe sans aucun fondement. (cf. également l'analyse supplémentaire en Addendum)
Figure 1. Relation entre le QI et les résultats au brevet des collèges (moyenne des épreuves de français, histoire-géographie et mathématiques), chez plus de 16000 élèves de 3ème. Données : Panel 2007 de la DEPP , Ministère de l'Éducation, ADISP-CMH. Source : mémoire de master 1 de Thelma Panaiotis, ENS Cachan, 2016, avec Hugo Peyre.
De nombreux mythes sur la précocité sont colportés, dont le trait commun est de faire des « surdoués » des victimes et de la précocité une pathologie. Ces légendes noires de la précocité intellectuelle sont diffusées par beaucoup de personnes de bonne foi qui côtoient des surdoués ayant de véritables difficultés. Il ne s’agit pas en effet de prétendre que la précocité immunise contre les problèmes : il existe des surdoués dépressifs, anxieux ou perdant pied à l’école. Lorsqu’une personne est surdouée et souffre d’une difficulté psychologique, il est important de lui venir en aide, mais il ne faut pourtant pas en déduire que la précocité est nécessairement la cause de ses difficultés.
D’autres personnes semblent vouloir répandre l’idée que les surdoués sont des personnes à risque pour des raisons politiques. En clair, c’est en faisant passer la précocité pour un handicap qu’ils espèrent obtenir de l’Éducation Nationale des aménagements pédagogiques pour les enfants précoces. L’objectif est peut-être louable : il est vrai que certains enfants précoces peuvent être considérés comme ayant des « besoins éducatifs particuliers » et bénéficieraient peut-être d’un enseignement qui leur soit mieux adapté. Si l’on considère que le but de l’école est d’amener chacun à la pleine expression de son potentiel, il peut paraître légitime de prévoir pour les enfants les plus intelligents (au sens du QI) un enseignement un peu différent de celui qui convient aux autres.
Pourtant, même si l’objectif peut être louable, la méthode consistant à exagérer le problème et à répandre des mythes n’est ni défendable, ni efficace. Aujourd’hui, l’Éducation Nationale n’envisage d’aménagements que pour les enfants précoces ayant de réelles difficultés : ce n’est pas ce que souhaitaient les associations, mais c’est la réaction normale face à la confusion entretenue entre précocité et difficulté scolaire.
Certains croyants dans l'échec scolaire massif des surdoués ont objecté que, si l'on ne voyait pas de surdoués avec de mauvais résultats au brevet des collèges sur notre graphique, c'est sans doute parce qu'ils sont tellement en échec scolaire qu'ils sortent du système scolaire général avant même d'arriver au brevet !
Qu'à cela ne tienne, cette hypothèse est parfaitement testable avec ces mêmes données du Panel 2007 de la DEPP. En effet, ces enfants ont été suivis de la 6ème à la 3ème, et ont passé le test de QI à la fois en 6ème et en 3ème. On peut donc 1) déterminer lesquels étaient surdoués en 6ème; 2) vérifier s'ils sont surreprésentés parmi ceux dont nous n'avons pas les résultats au brevet des collèges. Bien sûr, ceux dont nous n'avons pas les résultats au brevet ne sont pas nécessairement en échec: ils peuvent être partis à l'étranger, avoir été malades le jour de l'examen, etc. Néanmoins, les élèves orientés ou déscolarisés sont nécessairement inclus parmi ceux dont nous n'avons pas les résultats au brevet. Enfin, le fait de baser l'analyse sur les QI mesurés en 6ème garantit que tous les surdoués sont détectés, étant donné que seule une minuscule fraction d'enfant lourdement handicapés n'entre pas en 6ème.
Sur 34581 élèves du panel 2007 de la DEPP pour lesquels nous avons les scores de QI en 6ème, 405 (1.16%) avaient un score dépassant 130, et pouvaient donc être considérés comme surdoués. Par ailleurs, nous n'avons pas les résultats au brevet pour 4725 d'entre eux (13.5%). Crucialement, parmi les 29856 qui ont passé le brevet, 386 (1.28%) étaient surdoués. Mais parmi les 4725 qui n'ont pas passé le brevet, seuls 19 (0.4%) étaient surdoués. Autrement dit, les surdoués ne sont pas surreprésentés, ils sont au contraire sous-représentés parmi ceux qui n'ont pas passé le brevet et qui ne sont donc pas visibles sur notre graphe ci-dessus.
Une autre manière de regarder les mêmes données est de comparer les distributions des scores de QI entre les élèves ayant passé le brevet des collèges et les élèves dont les résultats du brevet sont absents (Figure 2). Comme on pourrait s'y attendre, les élèves dont les résultats au brevet sont absents ont des QI inférieurs en moyenne aux élèves ayant passé le brevet.
Pour conclure, la Figure 1 ne masque pas des élèves surdoués qui seraient tellement en échec scolaire qu'ils n'auraient pas passé le brevet. Bien au contraire, il n'y a quasiment aucun surdoué parmi les élèves dont les résultats au brevet sont manquants.
Figure 2. Distribution des scores de QI mesurés en 6ème, pour les élèves ayant passé le brevet des collèges à l'issue de la 3ème, et pour les élèves dont les résultats au brevet sont absents. Source: Panel 2007 de la DEPP, Ministère de l'Éducation, ADISP-CMH. Analyse: Ava Guez.
[1] Carman, C. A. (2013). Comparing Apples and Oranges Fifteen Years of Definitions of Giftedness in Research. Journal of Advanced Academics, 24(1), 52–70. https://doi.org/10.1177/1932202X12472602.
[2] L’intelligence en 20 questions, La recherche, Hors Série n°18, juin 2016.
[3] Baudson, T. G. (2016). The Mad Genius Stereotype: Still Alive and Well. Personality and Social Psychology, 368. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2016.00368
[4] Voir par exemple le blog http://planetesurdoues.fr ou l’article http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2016/08/26/les-enfants-du-xxie-siecle-sont-ils-tous-surdoues_4988481_4497916.html.
[5] Voir notamment : Ramus, F. (2014). Comprendre le système de publication scientifique. Science et Pseudo-Sciences, 308, 21–34. Disponible sur http://www.pseudo–sciences.org/spip.php?article2308.
[6] Gauvrit, N. (2014). Les surdoués ordinaires. Paris: PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE - PUF.
[7] Besancon, M. & Lubart, T. (2012). La créativité chez les enfants à haut potentiel. A.N.A.E., 119, 425-430.
[8] Martin, L. T., Burns, R. M., & Schonlau, M. (2010). Mental disorders among gifted and nongifted youth: A selected review of the epidemiologic literature. Gifted Child Quarterly, 54(1), 31-41. doi:10.1177/0016986209352684
Gauvrit, N. (2014) Précocité intellectuelle : Un champ de recherche miné. A.N.A.E., 132-133, 527-534.
[9] Deary, I. J., Strand, S., Smith, P., & Fernandes, C. (2007). Intelligence and educational achievement. Intelligence, 35(1), 13-21.
[10] Ceci, S. J., & Williams, W. M. (1997). Schooling, intelligence, and income. American Psychologist, 52(10), 1051.
[11] Ree, M. J., & Earles, J. A. (1992). Intelligence is the best predictor of job performance. Current directions in psychological science, 1(3), 86-89.
[12] Gottfredson, L. S., & Deary, I. J. (2004). Intelligence predicts health and longevity, but why?. Current Directions in Psychological Science, 13(1), 1-4.
[13] Deary, I. J., Batty, G. D., Pattie, A., & Gale, C. R. (2008). More intelligent, more dependable children live longer a 55-year longitudinal study of a representative sample of the Scottish nation. Psychological Science, 19(9), 874-880.
Deary, I. (2008). Why do intelligent people live longer?. Nature, 456(7219), 175-176.
[14] Mackintosh, N. J. (2011). IQ and human intelligence (2nd ed.). Oxford: Oxford University Press.