Communication, odorat, mémoire... Qui l'eût cru ! Les plantes ont le sens de l'ouïe, elles savent se mouvoir et communiquer, elles ont l'esprit de famille et elles ont même de la mémoire ! En un mot : ce sont des êtres "intelligents". Telle est l'étonnante découverte de biologistes, dont les travaux révolutionnent totalement notre regard sur le monde végétal. Mieux, ils le réhabilitent dans l'ordre du vivant.
C'était il y a juste trente ans. Alors qu'il est en pleine conversation avec ses étudiants, le téléphone de lack Schultz, biologiste à l'université américaine de Dartmouth, sonne. Au bout du fil, Ian Baldwin, chimiste doctorant d'à peine 25 ans, que Schultz a recruté pour vérifier ce qui, à l'époque, semble une hypothèse folle : l'existence d'une télécommunication chimique entre végétaux. Le résultat grésille dans le combiné : les arbres testés se sont bel et bien transmis un signal d'alerte par voie aérienne. Baldwin, bouleversé, parvient seulement à articuler : "Les peupliers parlent". Schultz se fige. Ainsi commencent les révolutions scientifiques.
L'expérience, publiée dans Science en juillet 1983 sous leurs deux signatures, inaugure un complet bouleversement du regard de la science sur l'univers végétal. En trois décennies, les plantes vont passer du statut d'automates rudimentaires à celui d'organismes à la complexité comparable à celle des animaux ! Sensibilité hors normes, capacités de réaction et de communication multiples, liens sociaux variés... Le comportement des arbres et herbacées se révèle aujourd'hui si subtil qu'il serait aisément qualifié d'intelligent s'il était l'œuvre d'un de ces êtres que l'on dit animés. "Les physiologistes végétaux ont mis 20 ans à cesser de ricaner de la notion de communication végétale, se souvient Ian Baldwin, aujourd'hui directeur de laboratoire à l'Institut d'écologie chimique Max-Planck, en Allemagne. Car, au fond, cette révolution est venue de spécialistes du comportement animal, notamment David Rhoades, qui nous a inspiré notre expérience. Ils se sont mis à s'intéresser aux plantes et ont exporté leurs méthodes dans une discipline qui n'était pas la leur. Ainsi s'est peu à peu constituée une nouvelle branche de la physiologie végétale, inspirée de la zoologie et basée sur l'observation objective du comportement des plantes. Leur but : comprendre leurs réactions, en chercher les ressorts, questionner leur utilité écologique, leur origine évolutive et les raisons pour lesquelles elles ont été sélectionnées... Autrement dit, une véritable "éthologie végétale", une expression encore difficile à faire accepter.
"Dans les années 1990 encore, les plantes étaient fondamentalement vues comme des objets quasi inertes. Pour parler de ce qu'elles font, il fallait utiliser du jargon comme ‘plasticité adaptative’, résume James Cahill, jeune professeur à l'université canadienne d'Alberta. Enfin, depuis dix ans, on ose dire ‘comportement végétal’. Et des groupes comme le mien étudient les plantes en posant les mêmes questions que si elles étaient des animaux, cherchant non seulement le comment, mais le pourquoi". La greffe a profité des progrés technologiques : c'est grâce à eux que le changement dans les mentalités a pu devenir tangible. La chromatographie en phase gazeuse a permis l'analyse des concentrations ténues des composés émis par les plantes, qui jouent un rôle crucial pour la communication. Les avancées fulgurantes des biotechnologies permettent de fabriquer des plantes avec des gènes surexprimés, ou éteints, qui renseignent sur leur fonction. Des dispositifs de plus en plus ingénieux permettent d'épier les racines, dont le rôle est essentiel. Les films en accéléré, qui rendent perceptibles les mouvements des végétaux, se sont généralisés...
Cette exploration des capacités sensorielles et comportementales des plantes a d'abord révélé l'extrême sensibilité végétale, "comparable, voire supérieure à celle des animaux", assène Ian Baldwin. A ce jour, plus de 700 sortes de capteurs sensoriels différents ont été recensés chez les plantes : mécaniques, chimiques, lumineux, thermiques... et ils sont en général plus sensibles que les nôtres. Concernant la lumière, les plantes détectent à la fois des longueurs d'ondes (dans l'ultraviolet et dans l'infrarouge) que nous ne voyons pas, et des intensités si faibles qu'elles nous sont imperceptibles. Et leur sens du toucher est sidérant : elles réagissent à des effleurements insensibles et détectent la moindre inclinatison des branches ou des racines. Quant à la chimie, c'est leur grande spécialité : dans un pré où le nez humain ne sent rien, elles captent en continu des centaines de signaux, comme autant d'indices de ce qui se passe autour.
Au-delà de la perception, l'éthologie végétale a surtout révélé que les plantes agissent, loin de l'image d'objet inerte qui leur colle à la peau, en modifiant sans cesse leur forme et leur composition chimique. "Leurs actions passent inaperçues parce que leurs mouvements sont trop lents pour nous, et que la chimie est invisible sans instruments", explique Stefano Mancuso, professeur à l'université de Florence. On mesure mieux aujourd'hui leur capacité de mouvement, le nombre de gènes impliqués, les multiples capteurs qui leur indiquent leur posture, les petits “moteurs” moléculaires qui les animent... Et on sait qu'une plante peut bouleverser son métabolisme et se saturer de composés toxiques sans que son apparence change : une bouffée de vent, une morsure d'insecte, un rayon de soleil... au moindre évènement, des milliers de gènes végétaux, restés à l'affût, s'allument, fournissant à la demande leurs précieux services.
UNE PANOPLIE DE COMPORTEMENTS
Certains de ces services concernent la communication. Grâce aux bouquets de composés qui s'envolent du feuillage ou des signaux chimiques émis par les racines, les plantes s'envoient des messages à elles-mêmes d'une branche à l'autre, “parlent” à leurs congénères alentour, convoquent les insectes prédateurs de leurs agresseurs. Et ce n'est pas tout. "Elles ont un comportement social, s'enthousiasme Stefano Mancuso. Elles distinguent le soi du non-soi, les membres de leur espèce des autres et rivalisent plus ou moins âprement avec leurs voisines selon leur degré de parenté. En ce sens, on peut même dire qu'elles forment des familles ou des tribus"... Des comportements aussi sophistiqués interrogent. Peut-on parler de “cognition végétale” ? Si l'intelligence se mesure à de telles capacités d'adaptation aux évènements, peut-on comparer leurs capacités intellectuelles à celles de certains animaux ? Et si les plantes sont si intelligentes, où se situe leur cerveau ? Par ailleurs, de telles découvertes ne nous invitent-elles pas à revoir nos classifications, nos pratiques agricoles, nos politiques de conservation des plantes menacées ?
En attendant les réponses, force est de constater que le butin des dernières années de recherche en éthologie végétale est fabuleux. Des expériences très variées, réalisées un peu partout dans le monde sur différentes espèces, révèlent tout une panoplie de comportements qu'il est difficile de ne pas qualifier d'intelligents. Pour en juger, les pages qui suivent vous invitent dans les coulisses enfin révélées de nos jardins, prairies et forêts. Nous nous y sommes trop longtemps promenés ignorants des prodiges qui s'y trament.