7 novembre 1867. Une petite fille, Maria, naît au foyer des Sklodowski, rue Freta, à Varsovie, dans le pensionnat que dirige la mère, Mme Sklodowska. Le ménage est modeste, presque pauvre. Le mari, Wladislaw, la femme, Bronislawa, tous les deux professeurs, appartiennent tous deux à cette petite noblesse terrienne que les malheurs de la Pologne ont ruinée. Qui pourrait se douter que la frêle petite fille, leur cinquième et dernier enfant, deviendra un des savants les plus écoutés de ses pairs, qu'elle partagera avec son mari la gloire d'une des plus grandes et des plus fécondes découvertes des temps modernes ? Cette petite Maria sur laquelle ils se penchent sera un jour Mme Marie Curie.
Par JEAN COUVREUR Publié le 25 octobre 1967 à 00h00 - Mis à jour le 25 octobre 1967 à 00h00
Il y a cent ans de cela. Et voici que tous les pays exaltent aujourd'hui la mémoire de cette infatigable chercheuse, qui déjà de son vivant était entrée dans la légende. La Pologne, où elle est née, la France, où elle a passé la plus grande partie de sa vie, rendent chacune à Marie Curie un hommage national. Des cérémonies officielles, à la Sorbonne et à l'Hôtel de Ville de Paris, des émissions de radio et de télévision retraceront, chez nous, son histoire exemplaire, où les meilleures joies furent celles de la recherche et de la découverte, où il n'y eut jamais qu'indifférence pour l'argent. Enfin, la Bibliothèque nationale lui accorde les honneurs d'une exposition, accueillant naturellement avec elle Pierre Curie, qui fut son mari, son collaborateur et en toutes choses son égal, parce qu'on ne saurait séparer sans injustice ce couple modèle d'époux et de savants.
Quatre cent cinquante documents (lettres, carnets, rapports, médailles, diplômes, photos, etc.) emplissent les vitrines, couvrent les murs de la galerie Mansart. Les années de jeunesse, c'est la Pologne, c'est Varsovie. Et Varsovie, au siècle dernier - quand la nation polonaise était sous la domination russe, sous la botte du tsar, - ce sont ces vieilles photos de l'église des Carmélites de la place Stare-Miato, de la rue du Faubourg-de-Cracovie, qui la reconstituent. Chaque jour, Maria, écolière ou lycéenne, se rendant de la rue Nowolipki, où habitaient ses parents, à la pension Sikorska, puis au gymnase, passait par là. Excellente élève, première partout, se voyant attribuer en 1883, en fin d'études, cette belle médaille d'or, où Athéna brandit d'une main la lampe antique et de l'autre la couronne de laurier. Place de Saxe, se dressait alors un obélisque que le tsar et son gouvernement d'oppression avaient fait élever " aux Polonais fidèles à leur souverain " - ceux que les patriotes appelaient tout bonnement des traîtres. Maria Sklodowska, en bonne Polonaise qu'elle était, ne devait pas manquer, elle aussi, de cracher en passant devant.
Un front haut et bombé, des cheveux blonds, des traits doux mais volontaires, c'est elle en 1882, à quinze ans. Pour permettre à sa sœur Bronia d'aller faire ses études de médecine à Paris, elle se place comme institutrice privée à Varsovie, puis à Sopot, sur la Baltique. En 1892, elle est à Paris, où elle suit les cours de Lippmann, de Bouty et de Paul Appel à la Sorbonne. Ces feuilles surchargées de signes, de chiffres, annotées à l'encre rouge des remarques du professeur, ces cahiers de cours ou de problèmes, ces deux diplômes, ce sont les premières armes de l'étudiante qui décroche, en 1893, sa licence de physique, avec mention très bien, et en 1394, sa licence de mathématiques.
Le signe du destin
On s'arrêtera plus longuement devant son cahier de notes et d'expériences sur les aimants. Mieux qu'un souvenir d'études, c'est un témoin. Il représente, pour la jeune Polonaise, et pour celui qui allait devenir son mari, le signe du destin. Pour mener à bien ce travail, qui lui a été demandé en 1894 et qui s'échelonnera sur plusieurs années, Maria a besoin, en effet, d'une installation encombrante qui ne peut prendre place dans le laboratoire de son maître à la Sorbonne. C'est alors que son compatriote Kowalski la met en rapport avec un jeune préparateur de l'Ecole de physique et de chimie industrielles, rue Lhomond, Pierre Curie.
Une photographie de 1894 nous montre le jeune savant (il a juste trente-cinq ans) tel qu'il apparut à Maria Sklodowska, au printemps de cette année-là, et tel qu'elle l'a dépeint dans le livre qu'elle lui a consacré, " grand et mince... d'aspect timide et réservé... un regard clair... une légère apparence d'abandon dans sa haute stature... ". Une conversation s'engage aussitôt : questions de science, puis d'intérêt social ou humanitaire. Les deux jeunes gens se découvrent une parenté surprenante dans leur conception des choses malgré la différence de leur pays d'origine.
Ainsi commencent une collaboration scientifique, où il sera bien difficile de démêler la part qui revient à chacun, et, derrière ce mur sévère, le plus tendre des romans d'amour.
Fils et petit-fils de médecins, Pierre Curie a son diplôme de licence ès sciences physiques et un certain nombre de réalisations à son actif. On peut voir ici le quartz piézo-électrique, qui a inventé avec son frère Jacques pour mesurer en valeur absolue de faibles quantités d'électricité, et sa balance apériodique, à lecture directe, qui rendra de grands services dans les laboratoires d'analyse chimique.
Son parti est vite pris. Il épousera Maria. Mais la jeune fille hésite. Elle songe à retourner en Pologne, où un vieux père, qu'elle aime par dessus tout, l'attend. Pierre la relance. De sa fine et droite calligraphie, il lui écrit, le 10 août 1894, cette lettre si belle, si touchante, où il dit notamment : " Ce serait une chose à laquelle je n'ose croire que de passer la vie l'un près de l'autre, hypnotisés dans nos rêves, votre rêve patriotique, notre rêve humanitaire et notre rêve scientifique ". Il gagnera. Maria revient en France et, le 26 juillet 1895, à la mairie de Sceaux, elle devient Mme Marie Curie, pour l'état-civil et pour l'histoire. Leurs deux génies, qui, séparés, n'eussent peut-être pas donné toute leur mesure, s'aidant, se complétant, vont accomplir ensemble des prodiges.
Les voici photographiés côte à côte, avec leurs bicyclettes sur lesquelles, en ce temps sans autos, ils vont parcourir à leur guise les routes alors poudreuses, d'Ile-de-France. Ce sera leur voyage de noces. Le jeune ménage n'est pas riche. Les carnets de comptes de Mme Curie, rigoureusement tenus, où un œuf est un œuf, un sou est un sou, révèlent les savants calculs que la jeune femme s'impose, non pour mener à bien ses expériences scientifiques, mais pour équilibrer son budget familial.
Ils travaillent quinze heures par jour dans un hangar en planches derrière le Panthéon, une vraie baraque que l'Ecole de physique et de chimie industrielles a bien voulu mettre à leur disposition. Une série de photos évoque le laboratoire de la rue Lhomond, qui deviendra célèbre, et dont le mobilier se compose de quelques tables, d'un poêle en fonte et d'un tableau noir. La chambre d'ionisation, exposée rue de Richelieu, est faite de boîtes de conserves. Les temps sont héroïques...
Pourtant, c'est avec des moyens aussi rudimentaires, dans un local aussi pauvrement doté que Pierre et Marie Curie vont découvrir le radium. Ces carnets de laboratoire (1897-1898), où leurs écritures alternent d'une page à l'autre, et souvent dans la même page, ce sont les carnets de la découverte du radium, avec leurs expériences notées au jour le jour. À ce moment-là, la fortune change, bien qu'ils se tiennent, l'un et l'autre, à l'écart des honneurs et des profits. En 1903, le prix Nobel de physique, partagé entre les Curie et Henri Becquerel, couronne leurs travaux. Ces deux diplômes, chacun à leur monogramme, avec reliure de maroquin bleu, portent la signature des juges de Stockholm. C'est la gloire.
La gloire et brusquement, moins de trois ans plus tard, l'événement tragique : Pierre Curie est écrasé par un camion, au bas du pont Neuf. Sur le registre de signatures ouvert au domicile mortuaire, 108, boulevard Kellermann, on relève, entre des centaines d'inconnus, les noms de Gaston Doumergue, de Briand, de Painlevé, du président de la République, Emile Loubet.
Marie Curie, photographiée en 1906 avec ses deux filles, Irène et Eve, ne ressemble guère à la jeune épouse qui posait, onze ans à peine plus tôt, au bras de son mari, devant l'objectif, avec ses cheveux blonds un peu fous. Autant d'écart entre ces deux femmes qu'entre Marie, la petite Polonaise des années quatre-vingt-dix, et la grande dame que toute la France a connue. C'est qu'il lui va falloir continuer la route toute seule, poursuivre ses recherches sans Pierre et élever ses enfants. Mais quelle résolution dans le regard, noyé de tristesse, de cette femme en noir, dans sa bouche et son menton si fermement dessinés. On lui offre de continuer le cours de physique générale à la Faculté des sciences, dont Pierre Curie était chargé. Elle accepte et, le 5 novembre 1906, devant un amphithéâtre archicomble, elle reprend le cours à l'endroit même où son mari l'avait laissé.
Prix Nobel de chimie
Marie Curie reçoit en 1911 le prix Nobel de chimie, présenté ici, comme le prix Nobel de physique, dans sa luxueuse garniture de cuir. La guerre de 1914 éclate. Aidée de sa fille Irène et de quelques bénévoles, elle sillonne la zone des combats dans une voiture-laboratoire pour installer des postes radiologiques ou en surveiller le fonctionnement. Dans son portefeuille de guerre, en cuir noir, il y a ces deux photos de son père, ces deux photos de sa mère et onze ordres de mission.
La guerre terminée, Mme Curie reprend ses cours, ses expériences, ses communications : rapports sur l'invariabilité des constantes radioactives, sur l'actinium, sur la production de radium par l'ionium, etc. Impossible désormais pour elle de se dérober à la gloire, à ses servitudes harassantes. Tournées triomphales aux Etats-Unis pour ramener en France 1 gramme de radium ; en Amérique du Sud, élection à l'Académie de médecine, inauguration de l'Institut du radium de Varsovie, la liste est trop longue, les mois, les jours trop courts. On la voit descendant l'escalier de la Maison Blanche aux côtés du président Coolidge, s'entretenant avec Einstein à Genève en 1925, assise à la droite du président de la République, Alexandre Millerand, lors du vingt-cinquième anniversaire de la découverte du radium célébré à la Sorbonne, etc.
Cependant, elle s'achemine doucement vers sa fin. Son corps frêle est usé par cinquante ans de labeur acharné où le repos fut rare, d'épreuves physiques et morales auxquelles s'ajoutent à présent le lourd fardeau de la gloire, les fatigues de ces voyages officiels où elle est reçue comme un chef d'Etat. La radioactivité, dont elle a percé le mystère, n'est peut-être pas étrangère non plus au mal qui l'oblige, le 29 juin 1934, à entrer au sanatorium de Sancellemoz, dans le massif du Mont-Blanc.
Lorsqu'elle mourra, le docteur Tobé, directeur de l'établissement, attribuera le décès à une anémie pernicieuse à marche rapide : " La moelle osseuse, écrit-il, n'a pas réagi, probablement parce qu'elle était altérée par une longue accumulation de rayons. " Mais quelques mois avant de mourir, Marie Curie avait eu une grande joie, la dernière : la découverte de la radioactivité artificielle par sa fille Irène et Frédéric Joliot-Curie.