La véritable histoire de Phineas Gage, le patient le plus célèbre des neurosciences

La véritable histoire de Phineas Gage, le patient le plus célèbre des neurosciences

A chaque génération, on revisite le mythe de cet homme dont le traumatisme crânien nous a appris que le cerveau est la manifestation physique de la personnalité et du sentiment de soi. Cet homme, dont la personnalité aurait complètement changé après un accident de barre à mine. Son histoire n'est peut-être pas celle qu'on vous a racontée, elle n'en est pas moins fascinante.



Phineas Gage, présentant un ptosis de la paupière après son accident. Cette photo, étant à l'origine un daguerréotype a été retournée  

 


 

1.Du contremaître bien sous tout rapport au vagabond sociopathe

 

C'était le 13 septembre 1848, aux alentours de 16h30, ce moment de la journée où l'esprit aime à divaguer. Phineas Gage, un contremaître des chemins de fer, bourre de poudre un trou de dynamitage puis tourne la tête vers ses ouvriers. Ce fut le dernier moment normal de son existence.

 

Dans les annales de la médecine, les malades et les victimes sont presque toujours désignés par leurs initiales ou des pseudonymes. Pas Gage: son nom est le plus célèbre des neurosciences. Le paradoxe, c'est que nous en savons très peu sur cet homme –et dans ce que nous croyons savoir, notamment sur sa vie après son accident, il est très probable que les contre-vérités soient légion. 

 

Cet automne-là, la Rutland and Burlington Railroad avait embauché Gage et son équipe pour venir à bout de gros rochers, à quelques kilomètres de Cavendish, dans le Vermont.

 

La réputation de Gage n'était plus à prouver, c'était même le meilleur contremaître des environs. Entre autres tâches, l'homme devait verser de la poudre à canon dans des trous de dynamitage, puis la tasser doucement à l'aide d'une barre à mine. Après cette étape, un assistant bouchait le trou avec du sable ou de l'argile afin de contenir la détonation.

   

Sa barre à mine, Gage l'avait spécialement commandée auprès d'un forgeron de la région. Fuselée comme un javelot, elle pesait plus de 6 kilos pour 1,10 m de long (Gage mesurait 1,68m). A son plus large, le diamètre de la barre avoisinait les 3 cm, mais sa dernière partie –celle que Gage avait près de la tête– était aussi effilée qu'une pique.

   

Des ouvriers étaient en train de hisser un énorme morceau de rocher dans un chariot, ce qui aurait déconcentré Gage.

 

Quant à ce qui s'est passé ensuite, les témoignages divergent. Pour certains, Gage aurait tamponné la poudre tout en gardant la tête tournée et sa barre à mine aurait frotté contre le bord du trou, créant une étincelle. Pour d'autres, c'est l'assistant de Gage (peut-être lui aussi distrait) qui avait oublié de mettre le sable dans le trou. Gage aurait alors tapé de toutes ses forces sur sa barre à mine en pensant tasser une substance inerte. Dans tous les cas, il y a forcément eu étincelle, embrasement de la poudre, explosion, et une barre à mine qui décolle du sol avec la force d'une fusée.

 

 

 

 

Le crâne et la barre à mine de Gage, après leur exhumation en 1870 / via J.B.S. Jackson/A Descriptive Catalog of the Warren Anatomical Museum

 

C'est par sa pointe et sous la pommette gauche que la barre à mine rencontre alors la tête de Gage. Une molaire explose, la barre passe sous l’œil gauche et déchire la face inférieure du lobe frontal du cerveau. Elle perfore ensuite le haut du crâne, pour sortir au niveau de sa ligne médiane, tout près du front et de l'implantation des cheveux.

 

Dans un mouvement parabolique, la barre continue un moment sa course –certains témoins disent même l'avoir entendue siffler– pour atterrir toute droite dans le sable, vingt mètres plus loin. On la décrit sanglante et dégoulinante d'une substance collante –le gras du tissu cérébral. 

 

La violence du choc bascule Gage en arrière, qui tombe brutalement sur le sol. Le plus étonnant, c'est qu'il affirme ne jamais avoir perdu connaissance.

 

Il est simplement pris de légères convulsions, mais se remet à marcher et à parler en quelques minutes. Il se sent même suffisamment d’aplomb pour grimper dans une charrette à bœuf et, si ce n'est pas lui qui la conduit, rester debout pendant tout le trajet (un kilomètre et demi) qui le sépare de Cavendish.

 

Arrivé à son hôtel, il s’assoit sur une chaise, sous le porche de l'établissement, et discute avec les passants. Le premier médecin qui arrive pour l'examiner peut voir, de la rue, le crâne de Gage ouvert et le volcan d'os éclaté qui jaillit de son cuir chevelu. Gage le salue en inclinant la tête et lui lance un sarcastique:

 

«Je crois que vous allez avoir du boulot.»

 

Il ne sait pas combien sa phrase est prophétique. Cent soixante-six ans plus tard, Gage donne toujours énormément de travail aux scientifiques. 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une carte de 1869 de Cavendish, dans le Vermont, indiquant de deux lieux possibles de l'accident. T: Taverne de Joseph Adams ; H: Demeure du Dr. Harlow

 

En général, nous avons entendu parler pour la première fois de Gage lors d'un cours de neurosciences ou de psychologie, et la leçon à retirer de son accident est aussi simple qu'éloquente: le lobe frontal est le siège de nos facultés mentales les plus élevées; elles sont l'essence de notre humanité, l'incarnation physique de nos capacités cognitives les plus complexes.

 

Ce qui fait qu'au moment où le lobe frontal de Gage est réduit en miettes, le contremaître sérieux et bien sous tous rapport qu'il était devient un vagabond crasseux, effrayant et sociopathe. C'est aussi simple que cela. 

 

L'histoire est d'une importance cruciale pour la compréhension du cerveau, que ce soit dans la communauté scientifique ou auprès du grand public. Son corollaire le plus douloureux, c'est que les gens souffrant de lésions au lobe frontal –les soldats, les victimes d'accidents vasculaires cérébraux ou encore les malades d'Alzheimer– sont susceptibles de voir disparaître en eux quelque chose d'essentiellement humain.

 

Pour autant, selon de récents travaux historiques, le récit canonique de Gage serait globalement du gros n'importe quoi, un mélange de préjugés scientifiques, de licence artistique et d'invention pure et dure.

 

De fait, chaque génération semble remodeler Gage à son image et nous ne disposons que de très peu de données véritables sur sa vie et son comportement post-accident.

 

Aujourd'hui, pour certains scientifiques, loin d'être passé du côté obscur, Gage se serait relevé sans trop de séquelles de son traumatisme et aurait retrouvé une vie à peu près normale –une éventualité qui, si elle s'avère exacte, pourrait transformer notre compréhension du cerveau et de sa capacité d'autoguérison.

 

 2.Gage «n'était plus Gage»

 

La première histoire à apparaître sur Gage contenait déjà une inexactitude. Le lendemain de l'accident, un journal local se trompe sur le diamètre de la barre de fer. Une petite erreur, mais qui en augure de bien plus graves.

  

Pour Bigelow, Gage pouvait parler, marcher, voir, entendre. Il avait recouvré ses facultés

 

 

  

Le psychologue et historien Malcolm Macmillan, aujourd'hui affilié à l'Université de Melbourne, les catalogue depuis quarante ans. La carrière du chercheur est des plus protéiformes: entre autres sujets, il a étudié les enfants handicapés, la scientologie, l'hypnose et le fascisme. Dans les années 1970, son attention se tourne vers le cas Gage et il décide de partir à la recherche de ses sources primaires. Il en trouve extrêmement peu et réalise alors combien les données censées justifier les conclusions scientifiques sur cette affaire sont affreusement lacunaires.

 

Depuis cette époque, Macmillan trie les faits de la fiction, un sacerdoce qui se soldera par la publication d'un ouvrage universitaire sur l'accident de Gage et sa destinée, An Odd Kind of Fame.

 

S'il est aujourd'hui ralenti par une prothèse de hanche défectueuse –il a du mal à atteindre les livres du haut de sa bibliothèque–, Macmillan continue à se battre pour redorer la réputation de Gage. Au cours des années, il s'est tellement rapproché de son sujet qu'il en parle en le désignant par son prénom, Phineas. Avant toute chose, Macmillan fait valoir le décalage entre ce que nous savons réellement de Gage et ce que nous en pensons couramment:

 

«La description du changement comportemental de Gage comporte peut-être 200 ou 300 mots, mais nous en avons tiré des conclusions générales sur la fonction des lobes frontaux.»

 

En matière de sources directes, les informations les plus conséquentes proviennent de John Harlow, qui se décrivait lui-même comme un «obscur médecin de campagne». C'est le deuxième médecin à ausculter Gage le jour de l'accident en arrivant sur les lieux aux alentours de 18h.

 

Harlow est là quand Gage monte d'un pas lourd vers sa chambre d'hôtel et s'écroule sur son lit –en ruinant bien évidemment les draps, vu que quasiment tout son corps dégouline de sang et de substances diverses.

 

Quant à la suite des événements, les lecteurs à l'estomac sensible ont le droit de passer directement au paragraphe suivant.

 

Harlow rase le crâne de Gage et y retire un mélange de sang et de bouts de cervelle collés. Il extraie ensuite des morceaux de la boîte crânienne en insérant ses doigts des deux côtés de la plaie, un peu comme avec des menottes siamoises. Toutes les vingts minutes environ, Gage a un haut-le-cœur, car du sang et des morceaux graisseux de cervelle ne cessent d'obstruer l'arrière de sa gorge et de l'étouffer. Mais le plus incroyable, c'est que Gage ne semble pas du tout paniqué ni même décontenancé. Pendant tout le processus, il reste aussi conscient que loquace. Il affirme même qu'il retournera casser des cailloux d'ici deux jours. 

 

L'hémorragie s'arrête sur le coup des 23h, et Gage passe la nuit à se reposer. Le lendemain matin, sa tête est entourée d'un épais bandage et son œil gauche pend d'un bon centimètre à l'extérieur de son orbite, mais Harlow lui autorise des visites. Il reconnaît sa mère et son oncle, ce qui est bon signe.

 

Mais quelques jours plus tard, sa santé se détériore. Son visage gonfle, son cerveau suinte et il commence à délirer, jusqu'à demander qu'on lui porte instamment son pantalon pour qu'il puisse aller se promener. Son cerveau a contracté une infection fongique et il tombe dans le coma. Un menuisier des environs vient prendre ses mesures pour son cercueil.

 

 

 

 

 

Le médecin américain John M. Harlow

 

 

 

Quatorze jours plus tard, Harlow lui fait subir une opération de la dernière chance, en ponctionnant le tissu cérébral à travers la cavité nasale pour drainer la plaie.

 

Pendant des semaines, la santé de Gage est plus qu'aléatoire et il perd la vue de son œil gauche, qui restera suturé jusqu'à la fin de sa vie.

 

Néanmoins, il finit par se stabiliser et, à la fin novembre, rentre chez lui à Lebanon, dans le New Hampshire –en compagnie de sa barre à mine, qu'il se met désormais à trimballer partout avec lui.

 

Dans son journal, Harlow joue les modestes et minimise son rôle dans la guérison de Gage: «Je l'ai pansé, écrit-il, Dieu l'a soigné.»

 

Pendant sa convalescence, des histoires sur Gage commencent à fleurir dans les journaux, avec divers degrés d'exactitude.

 

Dans la plupart, le ton est au sensationnalisme, et on met surtout en avant le caractère radicalement invraisemblable de sa survie. Le cas fait aussi jacasser les médecins –même s'ils demeurent des plus sceptiques. Un praticien y voit une «invention yankee» et, selon Harlow, d'autres se comportent avec Gage comme Saint Thomas avec Jésus:

 

«Ils refusaient de croire que l'homme avait survécu tant qu'ils n'avaient pas fourré leurs doigts dans le trou de son crâne.»  

 

En 1849, le Dr. Henry Bigelow convoque Gage à la faculté de médecine de Harvard pour une évaluation. Même si Gage reste pour lui une curiosité –il le présente à ses collègues parallèlement à une stalagmite «remarquable pour sa ressemblance avec un pénis pétrifié»– cette visite est, avec le compte-rendu de Harlow, le seul témoignage détaillé et direct que nous avons sur Gage et son accident. Etonnamment, Bigelow estime que Gage a«passablement recouvré ses facultés de corps et d'esprit». Il convient cependant de noter que, comme le voulaient les examens neurologiques de l'époque, Bigelow n'a sans doute testé Gage que pour des déficiences sensorielles et motrices. Et parce que Gage pouvait encore marcher, parler, voir et entendre, Bigelow en a conclu à la bonne santé de son cerveau.

  

C'est en dehors du laboratoire que les problèmes commencent

 

 

  

Les conclusions de Bigelow sont conformes au consensus médical de l'époque, selon lequel les lobes frontaux ne servaient pas à grand-chose –notamment parce qu'il n'était pas rare de voir des gens souffrir de graves lésions dans cette zone et continuer leur vie. Aujourd'hui, les scientifiques savent que cette zone est impliquée dans quasiment toute l'activité cérébrale. L'extrémité des lobes en particulier, la région dite préfrontale, joue un rôle des plus importants dans le contrôle des impulsions et de la planification.

 

Mais même aujourd'hui, les scientifiques n'ont qu'une vague idée de la manière dont les lobes préfrontaux exercent ce contrôle. Et les victimes de lésions préfrontales réussissent souvent haut la main la plupart des examens neurologiques. Quasiment tout ce que vous pouvez mesurer en laboratoire –la mémoire, le langage, les fonctions motrices, le raisonnement et l'intelligence– semble demeurer intact chez ces personnes.

 

C'est en dehors du laboratoire que les problèmes commencent. On assiste notamment à des changements de personnalité et les lésions préfrontales s'accompagnent souvent d'un manque d'ambition, de prévoyance, d'empathie, et autres traits ineffables. Pas le genre de déficiences qu'un étranger pourrait remarquer en quelques minutes de conversation. La famille et les amis, par contre, saisissent parfaitement que quelque chose ne va pas. 

 

 

 

 

 

Daguerréotype de Henry Jacob Bigelow

 

 

 

Ce qui est frustrant, c'est que le compte-rendu de Harlow sur l'état mental de Gage se limite à quelques centaines de mots, mais on comprend quand même que Gage a changé –d'une certaine manière.

 

Individu déterminé avant l'accident, Gage est désormais décrit comme capricieux et versatile, incapable de suivre une idée ou un projet. Avant, il mettait un point d'honneur à satisfaire les souhaits d'autrui, désormais, il n'y a que ses propres désirs en tête, et sans le moindre scrupule. Lui qui était un «homme d'affaires intelligent et avisé» semble désormais avoir perdu toute notion d'économie. Et s'il était auparavant courtois et révérencieux, Gage est désormais «vulgaire [et] malpoli, et se laisse même de temps en temps aller à la pire des insanités». Pour résumer le changement de personnalité de Gage, Harlow écrit que «l'équilibre (…) entre ses facultés intellectuelles et ses propensions animales semble avoir été détruit». Plus laconiquement encore, des amis disent que Gage «n'était plus Gage».

 

L'une des conséquences de ce changement, c'est que la compagnie de chemin de fer refuse de reprendre Gage comme contremaître. Le voilà qui commence alors à errer en Nouvelle Angleterre et à se présenter de lui-même comme bête de foire en compagnie de sa barre à mine, histoire de se faire un peu d'argent.

 

Il participe même à une exposition du musée P.T. Barnum de New York –qui n'est pas le cirque ambulant Barnum, comme l'affirment certaines sources. Pour quelques pièces de plus, les visiteurs les plus sceptiques ont le droit d'«écarter les cheveux de Gage et de voir les pulsation de sa cervelle», sous son cuir chevelu. Quelques temps plus tard, Gage trouve enfin un nouvel emploi stable: conducteur de diligence dans le New Hampshire.

 

Au-delà de ces quelques éléments, aucune archive ne permet de savoir ce que Gage a réellement fait dans les mois qui ont suivi son accident –et on en sait encore moins sur son comportement.

 

Le compte-rendu de Harlow ne comporte aucune chronologie qui permettrait de déterminer quand les symptômes psychologiques de Gage ont commencé à se manifester, ni s'ils se sont aggravés ou atténués avec le temps. Et quand on le lit de plus près, même les détails soi-disant spécifiques sur le comportement de Gage semblent finalement bien ambigus, si ce n'est cryptiques.

  

Que veut dire «changer» si personne qui le connaissait avant ne témoigne?

 

 

  

Par exemple, quand Harlow mentionne les soudaines «propensions animales» de Gage, que veut-il dire? Idem pour ses «passions animales». On a l'impression d'avoir affaire à quelque chose d'impressionnant, mais quoi? Un appétit d’orgre, des pulsions sexuelles incontrôlables, des hurlements à la lune? Harlow écrit aussi que Gage jure «de temps en temps», mais à quelle fréquence, précisément? Et quel est le contenu de ces jurons? S'agit-il de petites grossièretés comme «bordel» voire «merde», lancées avec parcimonie, ou de formules bien plus obscènes? Harlow note aussi que Gage se met à raconter des fables incroyables à ses neveux et nièces sur ses aventures. S'agit-il là de véritables affabulations, un symptôme fréquent de lésion frontale, ou un simple goût pour les histoires à dormir debout? Même la conclusion voulant que «Gage n'était plus Gage» peut dire à peu près n'importe quoi et son contraire. 

 

Et, de fait, c'est ce qu'on s'est mis à lui faire dire. Si le diagnostic de lésion du lobe frontal est si difficile à poser, c'est que les comportements des gens varient énormément à l'état normal: naturellement, il se peut que nous soyons violent, rustre, cruel, querelleur, etc. Pour juger si une personne a changé après un accident, vous devez l'avoir connue avant. Malheureusement, aucun intime de Gage n'a laissé le moindre témoignage. Et avec si peu de données factuelles susceptibles de cadrer l'imagination des gens, il ne faudra que quelques années pour que les rumeurs se mettent à enfler sur le compte de Gage, jusqu'à ce qu'un tout nouveau Phineas fasse son apparition.

 

Macmillan résume ainsi la caricature de Gage:

 

«Un bon à rien paresseux, instable, impatient, poissard et ivrogne, errant de cirque en foire, incapable de s'occuper de lui-même, jusqu'à mourir sans le sou.»

 

Parfois, ses nouveaux traits se contredisent: des sources décrivent Gage comme complètement apathique sur un plan sexuel, d'autres comme un insatiable obsédé; pour certains, il est atrabilaire et irascible, pour d'autres, il est totalement vide à l'intérieur, comme lobotomisé.

 

Et certaines anecdotes sont des inventions pures et simples. On raconte notamment que Gage aurait vendu, en exclusivité, les droits de son squelette à une école de médecine –avant de changer de ville et de faire une offre identique à un autre établissement, puis encore à un autre, au gré de ses errances, en empochant à chaque fois l'argent de son arnaque. Dans une autre histoire, à vous plier en deux, Gage aurait passé les vingt dernières années de sa vie avec la barre à mine toujours empalée dans le crâne.  

 

Mais le plus délicat, c'est que certains scientifiques ont remis en question l'humanité de Gage. L'Erreur de Descartes, le célèbre livre publié en 1994, véhicule plusieurs schémas connus: que la présence de Gage était insupportable aux femmes, qu'il s'était mis à «boire et à faire du tapage dans des quartiers douteux (1)», qu'il était un fier-à-bras, un menteur, un sociopathe. Plus loin, l'auteur et neurologue passe à la métaphysique. Il estime que le libre-arbitre de Gage a été compromis et fait l'hypothèse que «ses facultés mentales étaient affaiblies, ou qu'il avait perdu son âme».

  

On passe de ce qui a existé à ce qui aurait dû se passer

 

 

  

Bien sûr, les gens charcutent tout le temps l'histoire et pour des tas de raison. Mais quelque chose de spécifique semble avoir eu lieu avec Gage. Pour Macmillan, il s'agit de«licence scientifique».

 

«Quand vous analysez les histoires que l'on raconte sur Gage, déclare-t-il, vous avez l'impression que [les scientifiques] se laissent aller à une sorte de licence poétique –pour que le récit soit plus vivant, qu'il s'adapte mieux à leurs idées préconçues.»

 

La puissance de telles idées préconçues, Douglas Allchin, historien des sciences, la remarque aussi:

 

«Si les récits [en science] sont tous d'ordre historique –des événements qui ont existé, écrit Allchin, ils divaguent parfois vers des histoires qui “auraient” dû exister.»

 

 

 

 

 

Portrait de Phineas Gage tenant la barre à mine responsable de son accident.

 

 

 

Dans le cas de Gage, ces histoires qui «auraient» dû exister pour les scientifiques sont modulées par leurs propres connaissances médicales et contemporaines. Les lésions préfrontales s'accompagnent en effet d'un taux légèrement plus élevé de comportements criminels et antisociaux. Et même si tous les gens touchés ne tombent pas aussi bas, bon nombre changent d'une manière assez irritante: ils se mettent à uriner en public, à griller des feux rouges, à se moquer de personnes défigurées, à abandonner un bébé pour aller regarder la télévision.

 

Pour Macmillan, il est probablement inévitable que des anecdotes aussi fortes influencent l'avis que les scientifiques se font de Gage, a posteriori.

 

«Ils voient un patient et ils se disent, “tiens, c'est comme ça que Phineas Gage devait être”.»

 

Pour le dire clairement, Harlow ne fait jamais part d'éléments criminels ou manifestement déséquilibrés dans la nouvelle psychologie de Gage. Mais si vous êtes un expert des lésions cérébrales, la licence scientifique peut vous pousser à vouloir lire entre les lignes et à faire de la «pire des insanités» ou des «passions animales» des comportements bien plus répréhensibles.  

 

Si on les répète souvent, de telles histoires acquièrent un semblant de véracité.

 

«Et dès que vous obtenez un mythe quelconque, scientifique ou autre, explique Macmillan, c'est quasiment impossible de le détruire.»

 

Macmillan déplore notamment «la rigidité cadavérique des manuels universitaires» qui touchent un public aussi conséquent qu'impressionnable et répètent les mêmes anecdotes sur Gage, édition après édition. «Les auteurs de manuels sont extrêmement paresseux», ajoute-t-il.

 

Sans surprise, les historiens remarquent aussi que les mythes sont d'autant plus résistants qu'ils sont de bonnes histoires –et celle de Gage est tout simplement sensationnelle.

 

Il était une fois, un homme au patronyme bizarre qui se fait transpercer le crâne par une barre à mine et qui survit. L'histoire est tragique, macabre, époustouflante, et obtient même l'imprimatur d'une leçon de sciences. Mais contrairement à d'autres fables scientifiques, sa trame est surprenante. Dans la plupart des mythes scientifiques, on part de la réalité pour exalter des héros (en général, scientifiques eux-mêmes) et en faire des créatures divines, intégralement pures et intégralement vertueuses. Gage, par contre, est diabolisé. Il est Lucifer, l'ange déchu. Si le mythe de Gage est si tenace, c'est aussi parce que l'avilissement d'un individu a quelque chose de fascinant à regarder.   

 

3.Le périple d'une barre à mine

 

Avec le développement de nouvelles technologies informatiques et d'imagerie médicale, un nouveau chapitre de l'histoire de Gage s'est ouvert depuis un quart de siècle. Malheureusement, personne n'a conservé le cerveau de Gage après sa mort et les scientifiques n'ont à leur disposition que les quelques reliques qui nous restent de sa vie, notamment son crâne et la fameuse barre à mine, exposés au Musée d'anatomie Warren de la faculté de médecine de Harvard.

 

Conservateur du musée depuis six ans, Dominic Hall est devenu expert en «gagéologie». Il montre souvent le crâne et la barre à mine à des groupes d'étudiants et trouve que les visiteurs sont très attentifs quand on leur raconte l'histoire du traumatisme de Gage, même dans ses détails les plus scabreux. «Il a quelque chose, c'est indéniable», déclare-t-il.

 

Le crâne de Gage et la barre à mine justifient d'ailleurs à eux seuls l'existence du Musée Warren, affirme Hall, même si appeler l'endroit «musée» est plutôt généreux. En réalité, il s'agit simplement de deux rangées de vitrines en bois, hautes de 2,5 m chacune et se faisant face dans une grande salle de la bibliothèque médicale de Harvard, au cinquième étage. On peut aussi y admirer des têtes de phrénologie, un masque mortuaire de Samuel Taylor Coleridge et des siamois morts-nés conservés dans du formol, entre autres curiosités.

  

 

 

Tête phrénologique du XIXe siècle, recadrée pour montrer les «organes» au sommet et à l'avant du crâne.

 

 

  

Sur le crâne de Gage, l'orbite gauche, près de la plaie d'entrée, semble dentelée. Sur le haut du crâne, la plaie de sortie consiste en deux trous irréguliers, séparés par un bout d'os, comme un vieux reste de chewing-gum blanc. La barre à mine est posée sur l'étagère du dessous.

 

Hall la dit lourde, sans pour autant trouver le qualificatif adéquat.

 

«Ce n'est pas comme avec une batte de base-ball ou une pelle, ajoute-t-il, parce que le poids est bien distribué tout du long.»

 

Il poursuit simplement par un «on y croit». La pointe de la barre est émoussée, comme le serait un crayon mal taillé, et son corps comporte une annotation calligraphiée en blanc, expliquant le cas Gage. Phineas y est mal-orthographié deux fois.  

 

Sur le crâne, les traces manifestes des plaies d'entrée et de sortie ont incité plusieurs scientifiques à recréer numériquement le trajet de la barre à mine. Leur espoir, c'est de déterminer les zones du cerveau qui ont été détruites, pour que les déficiences de Gage gagnent en clarté. Ce genre de modélisation sophistiquée du cerveau aide aussi les scientifiques à comprendre ses fonctions normales, mais recréer l'accident le plus célèbre de l'histoire de la médecine a quelque chose d'indéniablement tape-à-l’œil. 

 

La modélisation la plus célèbre de cet accident a été réalisée par l'équipe formée par Antonio et Hanna Damasio, mari et femme, deux neurologues travaillant aujourd'hui pour l'Université de Californie du Sud (USC).

  

La barre à mine a-t-elle touché un hémisphère? Les deux?

 

 

  

Antonio Damasio est l'auteur d'une célèbre théorie sur le fonctionnement des émotions, notamment quand elles complètent ou améliorent nos facultés de raisonnement. Pour ce faire, il s'est appuyé sur certains de ses patients souffrant de lésions des lobes préfrontaux. Mais il s'est aussi appuyé sur Gage (Damasio est l'auteur de L'Erreur de Descartes, c'est le scientifique pour qui Gage était devenu un vagabond sociopathe).

 

Si les Damasio ont modélisé l'accident de Gage, c'est qu'ils voulaient trouver des preuves que ses lésions avaient concerné les deux hémisphères cérébraux, un type de traumatisme qui induit des changements de personnalité d'autant plus spectaculaires. Ils trouvèrent ce qu'ils étaient venus chercher, et leur étude fit la une de Science en 1994.

 

Aujourd'hui, les Damasio soutiennent toujours les conclusions de leur article, mais deux autres études ultérieures, fondées sur des modélisations plus précises et réalisées sur des ordinateurs bien plus performants, remettent leurs résultats en question.

 

En 2004, une équipe menée par Peter Ratiu, qui enseignait à l'époque la neuro-anatomie à Harvard et qui travaille aujourd'hui aux urgences d'un hôpital de Bucarest, en Roumanie, conclut que la barre n'a pas pu traverser la ligne médiane du crâne et endommager l'hémisphère droit. Par ailleurs, compte-tenu de l'angle de la plaie d'entrée et des lésions minimes de la mâchoire, Ratiu conclut que Gage devait ouvrir la bouche et parler au moment de l'impact.

 

Quand Ratiu décrit sa version des faits –avec la barre à mine qui transperce une bouche grande ouverte– l'image des tableaux de Francis Bacon et de ses papes hurlant vient immanquablement à l'esprit.

 

En 2012, un spécialiste en neuro-imagerie, Jack Van Horn, publie une autre étude sur le crâne de Gage. Contrairement à Macmillan, Van Horn parle de Phineas comme de «M. Gage». La première fois qu'il s'est intéressé au cas, il vivait dans le New Hampshire, tout près de l'ancienne ferme de Gage, sur Potato Road. Van Horn travaille aujourd'hui à l'USC, dans le même département que les Damasio.

 

Van Horn explique que son étude passe au crible les millions de trajectoires que la barre à mine a pu emprunter, pour ne retenir que celles qui n'ont pas «détruit sa mâchoire, fait exploser sa tête, ni d'autres choses encore» (à titre de comparaison, l'étude des Damasio ne se fonde que sur une demi-douzaine de trajectoires). Le travail de Van Horn confirme celui de Ratiu: la barre à mine n'a pas pu traverser l'hémisphère droit.

 

Tout en introduisant une petite nouveauté. Van Horn est spécialiste de connectivité cérébrale, ce champ de recherche émergent qui dit que si les neurones sont nécessaires pour comprendre les fonctions du cerveau, les connexions entre les neurones sont d'une importance tout aussi vitale. En particulier, les blocs de neurones qui gèrent le traitement de l'information dans le cerveau (la substance grise) atteignent tout leur potentiel seulement s'ils se connectent, via les axones (la substance blanche) à d'autres centres de calcul neuronal. Et si Gage, selon les conclusions de Van Horn, a pu souffrir d'une lésion atteignant 4% de sa substance grise, 11% de sa substance blanche ont été touchés, dont des axones reliant les deux hémisphères.

 

 

 

 

Modélisation informatique du crâne de Gage, avec la reconstitution du trajet le plus probable emprunté par la barre à mine (en gris). Les fibres colorées représentent la substance blanche du cerveau et montrent celles qui auraient pu être détruites par la barre. A droite, les fibres de substance blanche probablement lésées vues sous un autre angle / Van Horn JD, Irimia A, Torgerson CM, Chambers MC, Kikinis R, et al.

 

 

 

En d'autres termes, le traumatisme fut «bien plus conséquent que ce qu'on pensait jusqu'ici», ajoute-t-il.  

 

Par contre, les conséquences de ces lésions sur le comportement de M. Gage sont bien plus difficiles à déterminer.

 

Van Horn a lu attentivement le livre de Macmillan, mais avoue que certaines des hypothèses gratuites qu'il a pu y trouver l'ont un peu effrayé.

 

«Je ne voudrais pas m'attirer les foudres [de Macmillan]», dit-il sur le ton de la plaisanterie. Pour autant, Van Horn compare une telle destruction de la substance blanche au type de lésions que peuvent induire des maladies neurodégénératives, à l'instar d'Alzheimer. Il est même possible que Gage ait manifesté les symptômes les plus courants d'Alzheimer, comme les sautes d'humeur ou l'incapacité à compléter des tâches.

 

Le premier compte-rendu de John Harlow mentionne que les changements de Gage «n'avaient rien à voir avec de la démence», reconnaît Van Horn. Mais Harlow a examiné Gage juste après son accident, ajoute Van Horn, et non pas des mois ou des années après, quand ce genre de symptômes étaient le plus susceptibles d'apparaître.

 

En dépit de leurs différences d'interprétation, Damasio, Ratiu et Van Horn sont d'accord sur un point: leurs modèles ne sont, fondamentalement, que des conjectures sophistiquées.

 

A l'évidence, la barre a mine a détruit du tissu cérébral. Mais les éclats d'os et l'infection fongique ont pu en détruire encore davantage –et cette destruction est impossible à quantifier. Par ailleurs, et c'est sans doute encore plus important, la position du cerveau dans la boîte crânienne et la localisation précise de diverses structures cérébrales peuvent varier énormément d'une personne à l'autre –les cerveaux sont aussi différents entre eux que le sont les visages. L'inventaire des lésions cérébrales se joue en millimètres. Et personne ne sait combien de millimètres de tissu cérébral ont effectivement été détruits dans le cas de Gage.

 

Mais l'ignorance n'a pas ralentit le rythme des spéculations. A chaque génération, Phineas Gage renaît, mais sous un nom différent: chaque génération réinterprète à neuf ses symptômes et ses déficiences.

 

Au milieu du XIXe siècle, par exemple, les phrénologues expliquaient la grossièreté de Gage par le fait que son «organe de la vénération» avait été réduit en bouillie. Aujourd'hui, des scientifiques citent Gage en appui de leurs théories sur les intelligences multiples, l'intelligence émotionnelle, la nature sociale du moi, la plasticité cérébrale, la connectivité cérébrale –autant de neuro-obsessions contemporaines. Macmillan ne fait pas exception: après avoir étudié la fin de la vie de Gage, il ne se contente plus de débusquer les erreurs des autres, mais formule sa propre théorie sur la rédemption de Phineas Gage. 

 

4.«J'ai compris qu'il y avait quelque chose de contradictoire»

 

Pour continuer dans l'incroyable, en 1852 et après avoir travaillé pendant dix-huit mois dans une étable du New Hampshire, Gage embarque sur un bateau direction l'Amérique du Sud. Il a le mal de mer pendant tout le voyage. Il a été embauché par un entrepreneur qui espère profiter de la ruée vers l'or au Chili et, dès qu'il pose le pied à terre, Gage reprend son boulot de conducteur de diligence, cette fois-ci sur les pistes escarpées et caillouteuses ralliant Valparaiso à Santiago.

 

Combien de passagers connaissaient la petite histoire de leur conducteur borgne? On peut se le demander. Quoi qu'il en soit, Gage garde ce travail pendant sept ans.

  

C'est en regardant le mari de la reine d'Angleterre que Macmillan a compris. 

  

Du fait de sa santé précaire, Gage est obligé de quitter le Chili en 1859 à bord d'un bateau à vapeur qui le mène à San Francisco. Sa famille vient d'emménager dans la région. Après quelques mois de repos, il trouve un poste d'ouvrier agricole et semble reprendre des forces.

 

Mais en 1860, une dure journée de labour finit par avoir raison de lui. Le lendemain, il fait une crise d'épilepsie pendant le dîner. D'autres suivent, et après un ultime épisode particulièrement violent, il meurt le 21 mai, à 36 ans, près de douze ans après son accident. Sa famille l'enterre deux jours plus tard, sans doute en compagnie de sa chère barre à mine.

 

L'histoire de Gage aurait pu s'arrêter là –une sombre tragédie paysanne, rien de plus– s'il n'y avait pas eu le Dr. Harlow.

 

Depuis quelques années, il avait perdu la trace de Gage, mais avait réussi à obtenir l'adresse de sa famille en 1866 (par le biais d'une «bonne fortune» qu'il ne précise pas davantage) et lui avait écrit pour prendre des nouvelles.

 

A force d'insistance, en 1867, il convainc la sœur de Gage, Phebe, d'ouvrir sa tombe pour lui permettre de récupérer son crâne. L'exhumation eut visiblement tout d'un événement, avec la présence de Phebe, de son mari, du médecin de famille, d'un croque-mort, sans oublier le maire de San Francisco et un certain Dr. Coon, tous là pour jeter un œil au cercueil rouvert.

 

Quelques mois plus tard, la famille de Gage fait le déplacement à New York pour remettre le crâne et la barre à mine en mains propres à Harlow. C'est là que le médecin rédige son étude de cas sur Gage, qui contient à peu près tout ce que nous savons de son état mental et de son périple en Amérique du Sud.

 

La plupart des biographies de Gage font l'impasse sur le Chili. Même Macmillan ne savait pas quoi en faire pendant des décennies. Mais depuis quelques années, il en est convaincu: le Chili est la clé pour comprendre Gage.

 

 

 

 

 

Le crâne de Phineas Gage dans sa vitrine / Musée d'anatomie Warren de la faculté de médecine de Harvard

 

 

 

Son eurêka, Macmillan l'a poussé un soir, devant sa télévision. Sur l'écran, le mari de la Reine Elizabeth, le Prince Philip, célèbre pour son goût pour les sports traditionnels, manœuvrait une calèche comparable à celles que Gage devait conduire pour gagner sa vie.

 

C'est en voyant la complexité du jeu des rênes et la difficulté de la manœuvre que Macmillan comprend. Un conducteur de calèche doit contrôler les rênes de chacun de ses chevaux avec un doigt différent, ce qui fait que prendre le plus simple des virages requiert une incroyable dextérité (imaginez-vous conduire une voiture en ayant à gérer chaque roue indépendamment).

 

De plus, les routes empruntées par Gage étaient très fréquentées, ce qui devait l'obliger à des arrêts fréquents, que ce soit pour prendre des gens ou éviter d'en écraser. Et parce qu'il prenait forcément de temps à autre ces routes de nuit, il fallait qu'il en mémorise la configuration, tout en faisant attention aux bandits. Il avait aussi probablement à s'occuper des chevaux et à collecter l'argent des voyageurs. Sans oublier les rudiments d'espagnol qu'il avait dû apprendre pour se faire comprendre.

 

«Qu'un individu réputé si impulsif, si incontrôlable, ait réussit à acquérir toutes les compétences nécessaires pour être conducteur de diligence, explique Macmillan, là, j'ai compris qu'il y avait quelque chose de contradictoire.»

 

Il suit son intuition et, après s'être plongé et replongé dans la vague chronologie de Harlow et de son étude de cas, Macmillan pense désormais que les troubles comportementaux de Gage n'ont été que temporaires et qu'il a fini par recouvrer certaines de ses fonctions mentales perdues.

 

Des sources indépendantes permettent d'asseoir cette théorie. En 2010, Matthew Lena, un informaticien et consultant en propriété intellectuelle qui collabore de temps en temps avec Macmillan, tombe sur les propos d'un médecin ayant vécu au XIXe siècle au «Chili» et qui connaissait bien Gage. «Il était en pleine jouissance de sa santé, écrit le médecin,sans la moindre infirmité quant à ses facultés mentales.»

 

Bien sûr, Macmillan ne croit pas que Gage ait pu recouvrer comme par magie l'intégralité de ses fonctions cérébrales et qu'il soit «redevenu Gage». Mais il pense qu'il en a recouvré suffisamment pour reprendre une vie à peu près normale.

 

Les connaissances neurologiques actuelles font de la guérison de Gage une idée parfaitement plausible. Autrefois, les neurologues pensaient que les lésions cérébrales causaient des déficiences permanentes: une fois qu'une faculté était perdue, elle ne revenait plus. Mais de plus en plus, ils admettent que le cerveau adulte est capable de réapprendre des compétences perdues. Cette faculté d'adaptation, que l'on appelle plasticité cérébrale, demeure relativement mystérieuse et œuvre avec une douloureuse lenteur. Mais l'essentiel, c'est que le cerveau est capable de recouvrer des fonctions perdues dans certaines circonstances.

  

L'exemple de Phineas Gage peut peut-être aider de nouvelles victimes

 

 

  

De fait, Macmillan estime que le quotidien très discipliné de Gage au Chili a contribué à sa guérison. Les victimes de lésions frontales ont souvent du mal à mener à bien des tâches, notamment des tâches ouvertes, parce qu'ils ont de grandes difficultés de concentration et de planification. Mais au Chili, Gage n'avait jamais à réfléchir à l'organisation de sa journée: préparer une diligence, c'est suivre chaque matin les mêmes étapes et la conduire, c'est suivre tous les jours la même route jusqu'à l'heure de faire demi-tour. Avec une telle routine, sa vie allait gagner en structure, et sa capacité de concentration aller en s'améliorant.

 

Un tel régime pourrait, en théorie, aider les victimes de lésions cérébrales comparables à celles de Gage. En 1999, un article assez sordide («Blessures cérébrales transcrâniennes causées par des tubes ou des barres de fer au cours des 150 dernières années») rapporte une douzaines de ces cas, dont un survenu lors d'un jeu de «Guillaume Tell» visiblement trop arrosé. Un autre accident similaire se produit en 2012 au Brésil, sur un chantier: une barre de fer tombe de cinq étages, atterrit sur le casque d'un ouvrier, le perce, et ressort entre ses deux yeux. De manière plus ordinaire, des soldats ou des accidentés de la route peuvent être victimes de lésions cérébrales.

 

Si on en croit l'interprétation traditionnelle du cas Gage, leur pronostic est des plus pessimistes. Mais selon celle de Macmillan, pas forcément. Que Phineas Gage ait réussi à reprendre du poil de la bête, voilà un puissant message d'espoir.

 

5.Fier, bien habillé, d'un charme désarmant

 

Phineas Gage n'a probablement jamais été aussi populaire. Plusieurs musiciens lui ont rendu hommage dans des chansons. Quelqu'un a lancé un blog, le Phineas Gage Fan Club, et un autre fan a même tricoté le crâne de M. Gage.

  

 Sur YouTube, on trouve des centaines de vidéos sur Gage, y compris plusieurs reconstitutions de l'accident (avec des Barbies, des Legos ou en dessin animé avec l'inévitable commentaire " fracassanr").

  

Qui plus est, son crâne est devenu l'équivalent contemporain des saintes reliques médiévales: sur le livre d'or du musée de Harvard, au cours de l'année écoulée, on peut lire les témoignages de pèlerins venus de Syrie, d'Inde, du Brésil, de Corée, du Chili, de Turquie et d'Australie: «Un délice»; «Il fallait que je vois Phineas Gage avant de mourir».

 

Mais le plus important, c'est que de nouveaux documents sur Gage continuent à être exhumés.

 

En 2008, on débusque la première image connue de Gage. Un daguerréotype sépia qui le montre tenant sa barre à mine (une seconde photo a depuis été retrouvée).

 

Les propriétaires de la photo, les collectionneurs Jack et Beverly Wilgus, l'avaient au départ intitulée «le chasseur de baleine», en pensant que, tel le Capitaine Achab, le jeune homme sur l'image avait perdu son œil dans un combat avec un «cachalot énervé». Mais après avoir posté leur photo sur Flickr, ils recueillent les protestations de spécialistes de la chasse à la baleine, pour qui la barre lisse que l'homme tient dans ses mains n’a rien d'un harpon.

 

Puis un commentateur fait l'hypothèse qu'il peut s'agir de Gage. Pour le vérifier, les Wilgus comparent leur image à un moulage du visage de Gage, réalisé en 1849: la ressemblance est parfaite, y compris avec la cicatrice que Gage avait au front. Ce n'est qu'une seule image, mais elle fait voler en éclat la représentation classique d'un Gage en paumé crasseux et bestial. Ce Phineas là est fier, bien habillé, d'un charme désarmant.

 

 

 

 

 

 

Daguerréotype de Phineas P. Gage tenant la barre à mine responsable de son accident / Collection Jack et Beverly Wilgus

 

 

 

Scientifiquement parlant, l'héritage de Gage est encore plus ambigu.

 

A l'évidence, son histoire stimule l'imagination et attise l'intérêt des gens pour les neurosciences. Dès que je mentionne, en soirée ou autre, que j'ai écrit un livre sur les traumatismes les plus fascinants de l'histoire des neurosciences, il y a toujours quelqu'un pour s'écrier «Oh, comme Phineas Gage!». Mais il s'agit aussi d'une histoire insidieuse, du moins dans sa forme traditionnelle.

 

La nouvelle version qu'en donne Macmillan, fondée sur des interviews et des citations, semble gagner du terrain. Mais le chemin est rude.

 

«De temps en temps, soupire Macmillan, il m'arrive de me [demander]: mais dans quelle galère je me suis embarqué à travailler là-dessus?»

 

Rapportée aux recherches les plus récentes sur Gage –en particulier celles concernant la connectivité et la plasticité cérébrales– cette nouvelle théorie a l'air solide. Mais ce sera à la postérité de juger. Chaque nouvelle théorie nous rapproche peut-être un peu plus de la vérité. D'un autre côté, il y a peut-être une malédiction Gage: être à tout jamais un test de Rorschach historique qui ne révèle que les passions et les obsessions du temps présent, forcément fugaces.

 

Face à toutes ces incertitudes, Ratiu, le médecin de Bucarest, conseille aux neuroscientifiques de ne plus prendre Gage comme cas d'école. «Bordel, qu'on laisse ce pauvre type tranquille!», s'exclame-t-il (pour faire peut-être corps avec leur sujet, les gens qui parlent de Gage se laissent parfois aller à la «pire des insanités»). Mais la chose est peu probable. Dès qu'un professeur aura besoin d'une anecdote sur les lobes frontaux«il tirera cette carte de sa poche», admet Ratiu.

 

«C'est comme quand vous parlez de la Révolution française, vous évoquez forcément la guillotine, parce que c'est trop cool.»

  

Le cerveau est la manifestation physique de la personnalité et du sentiment de soi

 

 

  

Quoi qu'il en soit, conclut Macmillan, «l'histoire de Phineas mérite de rester dans les esprits car elle illustre avec quelle facilité une quantité dérisoire de faits peut se transformer en mythe scientifique et collectif». Et l'usine à mythe tourne encore à plein régime. «On m'a souvent contacté pour faire un film ou une pièce de théâtre», dit-il. L'un de ces scénarios mettait en scène un Gage tombant amoureux d'une prostituée chilienne qui le sauvait de sa vie de débauche. Dans un autre, Gage revenait aux Etats-Unis, copinait avec un esclave, qu'il libérait, et ensemble ils gagnaient la Guerre de Sécession aux côtés d'Abraham Lincoln.

 

Une dernière raison, plus profonde, explique pourquoi Gage restera probablement toujours avec nous, malgré toutes les zones d'ombre qui peuvent l'entourer.

 

Il est l'indice d'un fait d'importance: que le cerveau et l'esprit ne font qu'un. Comme l'a écrit un neuroscientifique «sous toutes ces histoires à dormir debout et ce sensationnalisme échevelé, il y a une vérité bien plus fondamentale dans l'histoire de Gage, une vérité qui aura façonné les neurosciences modernes comme aucune autre: le cerveau est la manifestation physique de la personnalité et du sentiment de soi».

 

C'est une idée essentielle, une vérité que nous avons percée grâce à Phineas Gage.

 

 Sam Kean

 

 

En savoir plus  
16 avril 1943. Le chimiste Albert Hofmann s'offre le premier trip au LSD par accident

16 avril 1943. Le chimiste Albert Hofmann s'offre le premier trip au LSD par accident

Employé chez Sandoz pour trouver de nouveaux médicaments, Hofmann a synthétisé le LSD qu'il pense être antidépressif.


  

Le 16 avril 1943, Albert Hofmann décide de se remettre à étudier une molécule qu'il avait délaissée cinq ans auparavant. C'est très étrange, car dans les laboratoires pharmaceutiques où les nouvelles molécules à tester défilent par milliers, on n'a pas l'habitude de revenir en arrière. Synthétisée à partir de l'ergot de seigle, le diéthylamide de l'acide lysergique, ou LSD, n'avait pas tenu ses promesses comme stimulant circulatoire. Lui-même ne saura jamais dire pourquoi, ce jour-là, il tire le LSD de l'oubli.

 

Lors de la phase de cristallisation du LSD, Hofmann se sent tout chose, bizarre. "J'étais pris d'une agitation extraordinaire avec de légers vertiges. Dès mon arrivée à la maison, je me suis couché, sombrant dans un état non désagréable, comme si j'avais été intoxiqué, avec mon imagination très stimulée. Comme endormi, les yeux clos (la lumière du jour m'était très désagréable), je percevais un flot ininterrompu d'images fantastiques aux formes extraordinaires, et aux couleurs comme produites par un kaléidoscope. Au bout de deux heures, cet état s'est estompé." Hofmann vient de vivre le premier trip au LSD.

 

Vertige et anxiété

 

Naturellement, le chimiste cherche à comprendre l'origine de son trouble. Il pense d'abord à un effet du solvant, mais il l'utilise depuis longtemps sans jamais avoir éprouvé une telle sensation. Conclusion, le LSD est forcément le coupable. Même s'il a pris toutes les précautions voulues, une microscopique goutte s'est probablement déposée sur l'un de ses doigts, avec lequel il s'est ensuite frotté l'oeil. Pour confirmer ses soupçons, Hofmann décide d'en absorber volontairement une dose infinitésimale.

 

Le 19 avril, il avale donc 0,25 mg de LSD, soit le quart de la dose prescrite habituellement pour les alcaloïdes. Il pense ainsi être à l'abri de toute expérience désagréable. En réalité, le LSD est tellement puissant qu'il s'agit d'une dose maousse capable de faire planer un pachyderme. "Ce fut une expérience horrible !" Quarante minutes après l'absorption, les vertiges surgissent, accompagnés d'un immense sentiment d'anxiété. Sa vue se brouille, certaines parties de son corps ne répondent plus à sa volonté. Il a envie d'éclater de rire. Il doit lutter pour parler intelligiblement. Hofmann décide de rentrer chez lui. Comme il n'a pas de voiture, il demande à son assistant de l'accompagner à vélo. Il zigzague : c'est Tom Simpson escaladant le mont Ventoux (pour les jeunots, précisons que ce cycliste est tombé raide mort sur le bord de la route, l'organisme bourré d'amphétamines).

 

"Monstre intérieur"

 

Le chimiste a l'impression que la route vacille, le paysage lui apparaît comme vu dans un miroir déformant. Il pense que le temps s'est arrêté alors qu'il file sur son vélo. Après quatre kilomètres de route, les deux hommes finissent par arriver à destination. Hofmann peine à articuler pour demander à son assistant d'aller chercher son médecin de famille et de rapporter du lait, la boisson habituelle en cas d'empoisonnement. Les symptômes allant crescendo, il s'allonge sur le sofa. C'est alors qu'il traverse une des plus terrifiantes expériences de toute son existence. Il pense même être mort. "Tous les objets dans la pièce se sont mis à tourner autour de moi, les meubles adoptaient des formes grotesques et effrayantes. Ils étaient agités d'un mouvement perpétuel, comme emplis d'une angoisse."

 

Une voisine lui apporte deux litres de lait, il ne la reconnaît pas. "Ce n'était plus Mme R., mais plutôt une sorcière malveillante et insidieuse qui arborait un masque coloré." Mais cette déformation du monde extérieur n'est pas le pire. C'est la désintégration de son monde intérieur qui le terrifie le plus. "Un démon m'avait envahi, avait pris possession de mon corps, de mon esprit et de mon âme. J'ai sauté sur mes pieds et j'ai hurlé pour essayer de me libérer de lui, mais je me suis de nouveau écroulé sur le sofa. La substance que je voulais tester m'avait vaincu. C'était le démon qui avait dédaigneusement triomphé de ma volonté. J'ai été pétrifié par la peur de devenir fou."

 

Lutte contre la schizophrénie

 

Le médecin débarque enfin, mais le malheureux est aussi désarmé que s'il avait trouvé une mouche en train de danser le flamenco. À part les pupilles dilatées du chimiste, il n'enregistre aucun autre symptôme. Le pouls, la tension et le souffle sont normaux. Il se contente de coucher son patient et de le veiller. Après plusieurs heures, Hofmann revient sur terre, son expérience devient moins angoissante, plus jouissive. Il s'endort paisiblement.

 

Le lendemain matin, il se réveille en pleine forme, comme un bébé découvrant un monde enchanteur. Son petit déjeuner lui paraît délicieux. Une promenade dans le jardin l'exalte. Ses sens sont aiguisés comme jamais. Il a l'impression d'explorer un nouvel environnement. Durant 24 heures, Hofmann vogue sur un nuage. Après cette incroyable expérience, le chimiste est persuadé que le LSD se révélera d'une grande aide pour aider à soigner certaines maladies psychiatriques, comme la schizophrénie. Mais jamais, au grand jamais, il n'imagine qu'il puisse être utilisé comme pourvoyeur de paradis artificiels. Son expérience a été trop terrifiante durant les premières heures pour qu'il imagine cela.

 

Quand, plusieurs années plus tard, Timothy Leary se fait le chantre du LSD, Hofmann le met violemment en garde contre une utilisation récréative... En 2006, à l'âge de 100 ans, Hofmann réclame encore la levée de l'interdiction du LSD, persuadé qu'il pourrait aider certains dépressifs à renouer avec la vie.

 

  et

En savoir plus  
ERGOTISME , MAL DES ARDENTS OU FEU DE SAINT-ANTOINE DU MOYEN ÂGE AUX TEMPS MODERNES

ERGOTISME , MAL DES ARDENTS OU FEU DE SAINT-ANTOINE DU MOYEN ÂGE AUX TEMPS MODERNES

L’ergot de seigle (Claviceps purpurea) est un champignon toxique qui a fait de terribles ravages pendant le Moyen Âge et encore au cours des temps modernes, provoquant la gangrène des membres, des hallucinations, des accès de folie et souvent la mort. Plusieurs artistes, tels que Mathias Grünewald ou Jérôme Bosch, ont fixé sur toile ces drames humains.

 Les moines hospitaliers de Saint-Antoine ont eu pour mission de soigner dans leurs hospices religieux les malades atteints d’ergotisme dont les causes demeuraient néanmoins incompréhensibles pendant bien des siècles. C’est au cours du XIXsiècle, mais surtout pendant la première moitié du XXe, que des savants réussirent à isoler et à purifier la dizaine d’alcaloïdes, tous toxiques, contenus dans l’ergot de seigle et à en étudier les propriétés physiologiques.

 

Pour l’essentiel, nous devons au savant suisse Arthur Stoll et à son équipe de chercheurs d’avoir entrepris ce travail de très longue haleine au sein de la société Sandoz qui, à cette fin, avait créé en 1917 une petite section de recherche pharmaceutique à Bâle. Au fil des décennies, cette section devint le département pharmaceutique de Sandoz qui supplanta graduellement les autres divisions opérationnelles. Après fusion de Sandoz avec la firme bâloise Ciba-Geigy, la mise en commun de leurs départements pharmaceutiques respectifs a conduit à l’émergence de la société pharmaceutique Novartis.

 

 

 

L’ONU ayant décrété 2011 Année internationale de la chimie, il nous a paru intéressant d’analyser la vie et l’oeuvre du professeur Arthur Stoll (1887-1971), à Bâle, dans le but de souligner ses importantes contributions qui ont fortement marqué le développement de la chimie des produits naturels et de leurs dérivés pharmaceutiques dans l’espace du Rhin supérieur.

 

Plusieurs chimistes remarquables de la région du Rhin supérieur ont fortement marqué de leur empreinte l’essor des sciences et des industries chimiques et pharmaceutiques au coude du Rhin. La firme bâloise Sandoz avait été créée en 1886 dans le but de fabriquer des matières colorantes pour l’industrie textile. Désirant induire une diversification, la direction de cette société décidait plus de trente ans plus tard, en 1917, d’élargir ses activités en créant l’amorce d’un département pharmaceutique qu’elle confiait au chimiste organicien Arthur Stoll, un expert en produits naturels. En tout premier lieu, ce dernier eut l’ambition d’étudier les constituants de l’ergot de seigle avec pour objectif d’enrichir la pharmacopée en principes actifs nouveaux issus de ce champignon toxique,principes qui soient à la fois originaux et efficaces. Cette entreprise de longue haleine, poursuivie par Stoll et son équipe avec opiniâtreté, se révèlera payante ;mais c’est seulement vers 1928 que la Section Pharma de Sandoz commencera à rapporter quelques bénéfices.

 

En se plaçant sur le très long terme, on estime que trois générations de chercheurs auront été nécessaires pour faire de l’activité industrielle de la Section Pharma de Sandoz – deuxième par la chronologie – la branche maîtresse de l’entreprise et l’un des fleurons de l’industrie pharmaceutique mondiale. La création, en 1917, d’une petite unité de recherche pharmaceutique autonome chez Sandoz doit être considérée comme l’événement majeur des quelque 110 années d’histoire de cette firme (jusqu’en 1996, année de sa fusion avec Ciba-Geigy). La création de cette nouvelle branche d’activité – il y a près d’un siècle – devait éclipser toutes les autres diversifications au sein de Sandoz, du moins à très longue échéance. Qui plus est, nul ne contestera que l’ascension prodigieuse de son Département Pharma ait été principalement l’oeuvre du pionnier Arthur Stoll et de son équipe de chercheurs.Notons enfin que vers la fin du siècle dernier, les patrons de Sandoz et de Ciba-Geigy – une autre grande entreprise chimique bâloise, active à la fois dans le domaine de la chimie de spécialités et dans celui des produits pharmaceutiques et des produits phytosanitaires – ont décidé de faire un pas de plus et de procéder à la fusion de  l’ensemble de leurs divisions. Par la suite, les divisions « industrielles » étaient scindées en deux parties et devenaient deux entreprises indépendantes sous le nom Ciba Specialty Chemicals et Clariant. La réorganisation de l’ensemble des activités relatives aux sciences de la vie de ce tout nouveau conglomérat conduisit in fine – mais seulement après  externalisation des importantes activités agrochimiques regroupées en 2000 au sein de la nouvelle firme Syngenta – à l’émergence de Novartis, une entreprise à dominante pharmaceutique. Avec Aventis et Hoffmann-La Roche, qui sont également implantées en Europe continentale, Novartis fait partie en 2011 des dix plus grandes entreprises pharmaceutiques du monde.

 

 

 

L’ergotisme

 

 

 

L’ergotisme est le résultat d’un empoisonnement, habituellement suite à l’ingestion de substances naturelles toxiques contenues dans l’ergot de seigle (Claviceps purpurea), un champignon qui infecte le seigle ainsi que d’autres céréales (figure 1). En 1596, la Faculté de médecine de Marburg désignait officiellement l’ergot de seigle comme unique cause de la maladie. Contractée par intoxications alimentaires (seigle ergoté), cette maladie n’est pas contagieuse, mais outre la gangrène qui attaque leurs membres, les malades pouvaient avoir des manifestations hallucinogènes et être considérés de leur temps comme « possédés du démon » (voir encadré). L’ergot, ainsi nommé d’après l’éperon qu’il forme sur la plante, a été identifié et désigné ainsi par le Français Denis Dodart, qui avait signalé le rapport entre l’ergot de seigle et l’empoisonnement du pain par une lettre adressée à l’Académie royale des sciences en 1676 [1].

 

De tous les fléaux qui ont décimé les habitants au Moyen Âge, l’ergotisme était l’un des plus meurtriers. En raison des sensations de brûlures ressenties par les malades dans leurs membres, cet empoisonnement gangréneux était aussi connu sous le nom de « feu sacré » (ignis sacer), de « mal des ardents » ou encore de « feu de Saint-Antoine ». L’intoxication par l’ergot de seigle est l’une des explications médicales et psychologiques de la sorcellerie ou de la possession démoniaque telles qu’elles sévissaient au Moyen Âge et encore au cours des temps modernes.

 

 C’est ainsi que pendant l’été 1951, une série d’intoxications alimentaires ont frappé la France, dont la plus sérieuse à partir du 17 août à Pont-Saint-Esprit, où elles ont fait sept morts, cinquante « internés » dans les hôpitaux psychiatriques et 250 personnes affligées de symptômes plus ou moins graves ou durables. Le pain acheté dans une boulangerie locale provoquait des nausées, des douleurs gastriques, des brûlures d’estomac, des vomissements, des maux de tête, voire des accès de folie avec des convulsions, des hallucinations « démoniaques » et, plus grave encore, des tentatives de suicide. Soixante ans après les événements de Pont-Saint-Esprit, on ne sait toujours pas à quoi les attribuer. Cliniquement, les symptômes étaient ceux d’une forme mixte d’ergotisme ou « mal des ardents ». D’où l’hypothèse du « feu de Saint-Antoine » comme cause première de ce fléau : en 1951, le corps médical avait estimé que le « pain maudit » aurait pu être contaminé par de l’ergot de seigle (Claviceps purpurea). Mais ce diagnostique n’a jamais été prouvé de façon indubitable [2].

 

Lorsqu’il est écrasé par les meules, l’ergot apparaît comme une poudre rouge, bien visible sur la plante en herbe, mais cette poudre passe facilement inaperçue dans la farine de seigle qui est naturellement de teinte foncée. Dans les pays peu développés, l’ergotisme survient encore : une épidémie a été rapportée en Éthiopie en 2001 suite à l’ingestion d’orge contaminée. Et de fait, chaque fois qu’ontrouve la combinaison d’un temps humide, de températures fraîches, d’un retard dans les moissons et une consommation de seigle, la survenue d’un foyer est toujourspossible.

 

Si nous nous tournons à présent vers le domaine de la pharmacopée des siècles passés, nous notons qu’une première mention de l’ergot de seigle a été faite en 1582 à l’Université de Marburg – par le médecin allemand Adam Lonitzer (1528-1586) dans son recueil de plantes médicinales – comme remède utilisé depuis des lustrespar les sages-femmes pour accélérer la délivrance.

                                                                                                                                                                                                                                       

                                                                                                                                                                


                                        

Figure 1 - a) Épi de seigle porteur d’un ergot du champignon Claviceps purpurea ; 

                                                                


                                        

b) Graines de seigle saines après battage et mélange de graines de seigle et d’ergo

                                                                


                                        

Figure 2 - Extrait de la tentation de Saint-Antoine du retable d’Issenheim de Mathias Grünewald 

                                                                


                                        

  détail, homme atteint d’ergotisme. Musée Unterlinden, Colmar (d’après [3]). 

                                                                                                                                                                                                                                     

                

                

L’ergotisme
Symptômes : les symptômes peuvent être divisés en deux
groupes : les signes convulsifs et les signes gangréneux.
Forme convulsive : les symptômes convulsifs comprennent des
crises de convulsions et des spasmes douloureux, des diarrhées,
des maux de tête, des nausées et des vomissements. En plus des
convulsions, il peut exister des hallucinations qui ressemblent à
celles déclenchées par le LSD (diéthylamide de l’acide lysergique).
Forme gangréneuse : la gangrène sèche est le résultat d’une
vasoconstriction induite par les substances toxiques contenues
dans l’ergot de seigle. Elle affecte les structures distales les plus
vascularisées, telles que les doigts et les orteils. Les symptômes
comprennent une desquamation, un affaiblissement des pouls
périphériques, une perte de sensibilité des extrémités et,
finalement, la nécrose et la chute des membres touchés.

     

Les moines hospitaliers de Saint-Antoine et l’ergotisme dans l’art médiéval au sein de l’espace du Rhin supérieur

 

 

 

À la fin du XIe siècle, le gentilhomme dauphinois Gaston de Valloire aurait obtenu – au cours d’un pèlerinage auprès des reliques de Saint-Antoine – la guérison de son fils atteint du mal des ardents. Le Saint-Antoine en question n’est pas Saint-Antoine de Padoue (1195-1231), mais l’ermite Antoinele-Grand – dit encore Antoine d’Égypte – qui serait né vers 251 au Fayoum et mort vers 356. Il fut le premier grand moine du désert, exposé aux « assauts des démons » et aux hallucinations induites par l’ascèse, hallucinations qui seraient très proches de celles provoquées par l’ingestion de seigle ergoté… La légende veut que les reliques de ce Saint-Antoine aient été ramenées de Terre Sainte par un seigneur du Dauphiné au XIe siècle.

 

Gaston de Valloire crée vers 1070 à Saint-Antoineen- Viennois, petit village du Dauphiné situé entre Valence et Grenoble, une communauté séculière des Frères del’Aumône dont la mission était d’aider les pèlerins venant prier les reliques du saint. La marque définitive des membres de la communauté était un T, qu’ils portaient sur leur habit, signe de l’hospitalité qu’ils exerçaient. Ce Test figuratif de la béquille sur laquelle les malades atteints du mal des ardents s’appuyaient. Ce mal faisant d’énormes ravages au Moyen Âge, la communauté développa son activité en créant des hospices à Gap, Chambéry, Besançon, puis en Flandre, nEspagne, Italie et Allemagne. En 1247, le pape Innocent IV décida d’ériger la communauté en ordre religieux, et à la fin du XIIIe siècle, le pape Boniface VIII confère à ces « Antonins » le titre de « Chanoines réguliers de l’Abbaye de Saint-Antoine-en-Viennois ». À son apogée, au XVe siècle, l’ordre compte en Europe plus de 300 abbayes oucommanderies – dont celle d’Issenheim en Alsace – avec près de 10 000 moines [2].

 

Le monastère-hospice des Antonins d’Issenheim était situé non loin de Mulhouse et à proximité de la ville de Guebwiller, sur une voie importante menant des pays germaniques, par Bâle, vers les lieux de pèlerinage traditionnels du Moyen Âge : Rome et Saint-Jacques de Compostelle. Nombreux étaient les pèlerins et voyageurs qui y passaient.

 

C’est à la demande de son père-abbé Guido Guersi que fut réalisé par Mathias Grünewald (ca. 1475-1528) un grand retable au profit du monastère-hospice des Antonins d’Issenheim. Sur l’un des panneaux consacré à la « tentation de Saint-Antoine », on trouve la représentation d’un malade atteint du « feu de Saint-Antoine » (figure 2). Selon les historiens de l’art, le polyptique d’Issenheim – ensemble de trois retables déployés en fonction du calendrier liturgique – est considéré comme l’une des oeuvres majeures de l’art occidental. Depuis la Révolution, ce retable est exposé au Musée Unterlinden de Colmar [3]. D’autres peintres du Moyen Âge, tels le Hollandais Jérôme Bosch (ca. 1450- 1516), le Flamand Pieter Bruegel (1564-1637) ou le Lorrain Jacques Callot (1592-1635), ont également représenté les ravages du feu de Saint-Antoine (figure 3).

 

Les malades atteints du mal des ardents étaient amenés devant le retable au début de leur prise en charge. On espérait que Saint-Antoine pourrait intercéder pour obtenir un miracle en leur faveur, ou au moins qu’ils trouveraient réconfort et consolation par la contemplation des scènes qui y étaient représentées. Au cours du Moyen Âge, on estimait en effet que les images de méditation faisaient office de « quasi-médecine ». Ces pèlerinages étaient souvent couronnés de succès, le pèlerin s’éloignant de la source de pain fabriqué à partir du seigle ergoté ; le temps que les stocks soient écoulés… on attribuait la guérison à Saint-Antoine, le saint patron des malades atteints d’ergotisme. Par ailleurs, les moines soignaient aussi leurs malades au moyen de simples.

 

On aura compris que le but principal de l’ordre hospitalier des Antonins était de prendre en charge les nombreux malades atteints d’ergotisme pour leur apporter la guérison par la protection du « Grand Saint-Antoine » et l’administration de décoctions de plantes médicinales. Notons qu’à partir du XVIIIe siècle, les épidémies du mal des ardents régressaient et l’ordre des Antonins déclinait. Par décision de la papauté en 1777, cet ordre était alors réuni à celui de Malte.

 

 

 

Le triangle de Saint-Antoine

 

 

 

Nous proposons d’appeler « triangle de Saint-Antoine » l’aire géographique du Rhin supérieur qui est définie pour

 

ses trois sommets par :

 

- le village d’Issenheim, où le retable du même nom a été peint ;

 

- la ville de Colmar, où le retable est exposé au MuséeUnterlinden ;

 

- la ville de Bâle, où l’étude systématique des constituants de l’ergot de seigle est à l’origine de la création du département pharmaceutique de la firme Sandoz et – sur le long terme et après fusion en 1996 de Sandoz et Ciba-Geigy – de la société pharmaceutique Novartis.

                                                                                                                                                                                                                                       

                                                                                                                                                                

 Jérôme Bosch,

                                        

  homme au chapeau atteint d’ergotisme et exhibant son pied, extrait du triptyque La tentation de St-Antoine (Museo National de Arte Antiga, Lisbonne)

                                                                

 Jérôme Bosch,

                                        

clochard soutenant un invalide atteint d’ergotisme gangréneux et exhibant sa jambe en bandoulière (Bibliothèque royale, Bruxelles)

                                                                

 Jérôme Bosch,

                                        

Saint-Bavo et le clochard victime d’ergotisme gangréneux et exhibant son pied, extrait du triptyque du Jugement dernier (Akademie der bildenden Künste, Vienne).

                                                                                                                                                                                                                                     

                

   

Arthur Stoll (1887-1971),

 

 pionnier du département pharmaceutique de Sandoz à Bâle

 

 

 

Une volonté de diversification

 


En 1917, la Direction de Sandoz décidait d’engager le professeur Arthur Stoll dans le but de lancer une diversification manufacturière que l’on peut considérer – du moins a posteriori – comme un aiguillage stratégique. En effet, une entreprise qui ne travaille que sur un marché (selon le principe d’une « monoculture », dans le cas présent la synthèse de colorants) est confrontée tôt ou tard aux problèmes que pose le cycle de vie de ses produits : « Un
marché en pleine croissance, très porteur, est soumis petit à petit à un phénomène de saturation qui aboutit à une stagnation, puis à une régression. De plus, un marché saturé
est immanquablement générateur de surcapacité, d’érosion de la marge et d’élimination des concurrents les plus faibles. Par voie de conséquence, un marché qui vient à maturité
constitue un écueil dangereux pour des entreprises « monovalentes », et rares sont celles qui le passent sans dommage grave » [4].
Une première diversification avait déjà été tentée en 1895 par les responsables de Sandoz en direction de la fabrication de produits pharmaceutiques, mais avec l’enthousiasme un
peu mitigé des seuls chimistes « coloristes » de la firme qui étaient peu au fait de la chimie médicinale. À la différence de Hoffmann-La Roche, créé en 1896, qui avait choisi le chemin
le plus risqué et quasiment vierge de la production de certains produits bioactifs naturels, Sandoz avait pris le chemin apparemment sans embûches de la copie de deux produits déjà confirmés – qui plus est non protégés par des brevets – : l’antipyrine, un fébrifuge, et la codéine, un analgésique et antitussif, en adhérant à la « convention de l’antipyrine » et à la « convention de la codéine ». Ces opérations de copiage ne furent pas très fructueuses… et on peut estimer que vingt précieuses années ont été gaspillées. Dans le même temps, Hoffmann-La Roche avait acquis une importance mondiale grâce à son approche scientifique à haut risque : déjà avant la Première Guerre mondiale, son chiffre d’affaires en produits pharmaceutiques était le triple de celui que faisait Sandoz avec ses colorants !
Pour mener à bien la seconde tentative de diversificationchez Sandoz, Arthur Stoll se révéla être la personne idoine et un savant de tout premier plan pour le développement de
l’industrie pharmaceutique au coude du Rhin. Il était sorti diplômé ingénieur chimiste de l’ETH de Zurich en 1910. Le professeur allemand Richard Willstätter (1872-1942) – qui
enseigna à l’ETH de 1905 à 1912 – lui avait offert un poste d’assistant dans son laboratoire privé avant même la fin de ses études. C’est auprès de ce futur prix Nobel qu’Arthur Stoll obtint son doctorat en 1911 en effectuant d’importants travaux sur la chlorophylle. Puis il suivit son maître au Kaiser- Wilhelm-Institut de Berlin (1912-1916) et à l’Université de Munich en 1916. Il obtint dans cette ville le titre de « professeur du Royaume de Bavière » et revint en Suisse en 1917 suite à une offre de Sandoz. En effet, vers la fin de la Première Guerre mondiale, les membres de la Direction et du Conseil d’administration de Sandoz reconnurent la nécessité d’un nouvel essai de diversification vers les produits pharmaceutiques pour permettre à leur firme d’affronter la concurrence qui ne manquerait pas de se durcir après la guerre, en particulier dans le domaine des colorants. On eut la chance de pouvoir compter sur le Pr Arthur Stoll, alors âgé de 30 ans, à qui on confia cette charge à partir du 1er octobre 1917, date de son engagement chez Sandoz [5].

 

Une décennie difficile

 


Les premières années chez Sandoz furent extrêmement difficiles pour cet universitaire. Il lui fallut en effet pratiquement commencer à zéro, tandis qu’apparaissait à l’horizon la grave crise économique du début des années 1920. On peut d’ailleurs lire dans un rapport adressé en 1922 par la Direction au Conseil d’administration : « En ce qui concerne les produits pharmaceutiques, il n’y a pas encore grand-chose de positif à signaler. » De fait, plus de dix ans s’écouleront avant que le secteur dirigé par Stoll réussisseà quitter les chiffres rouges. Dans cet intervalle, le Dr H. Leumann, directeur des colorants, passait auprès des employés de l’entreprise pour être le « directeur des recettes », alors que le professeur Stoll n’était que le« directeur des dépenses » (sic). Pendant cette longue
décennie de vaches maigres, Stoll eut à défendre ses choix et ses points de vue. Dans un exposé devant la Direction en 1919, il disait à peu près ceci : « Nous visons à obtenir des
substances particulièrement précieuses au moyen d’un travail de haute qualité : il s’agit de produits élaborés, comparables à ceux issus des ateliers de mécanique de précision de notre pays… Par comparaison avec d’autres produits chimiques, les quantités produites sont minimes ; néanmoins, ce que l’on paye en eux, ce n’est pas leur poids mais leur efficacité. » En parlant ainsi, il essayait de convaincre la Direction qui, à cette époque, était composée
uniquement de chimistes et de commerciaux du secteur des colorants…
Nous savons aujourd’hui que le mauvais ratio des résultats financiers des premières années s’inversera radicalement… mais bien plus tard. Si la Direction avait pu appréhender à ce moment-là quelles sommes il fallait investir dans la recherche pharmaceutique, également dans un laboratoire de pharmacologie, dans la production et, « last but not least », dans une organisation de promotion et de distribution, et si par ailleurs elle avait pu évaluer que les bénéfices se feraient attendre pendant dix ans, elle en serait peut-être restée au domaine des seuls colorants... En effet, c’est probablement en 1928 seulement que la Section Pharma a commencé à rapporter quelques bénéfices : pour un chiffre d’affaires de 3,8 millions de francs, le bénéfice brut avant amortissement se situait aux alentours de 600 000 francs.
Avant même d’entreprendre ses travaux pharmacologiques, Arthur Stoll disposait d’informations utiles sur l’ergot de seigle, qu’il glanait dans des ouvrages anciens et les périodiques médicaux. Au milieu du XIXe siècle, l’usage ancestral de l’ergot de seigle avait attiré l’attention des savants et les recherches visant à isoler les principes actifs commençaient. En 1907, les Britanniques G. Berger et F.H. Carr isolèrent une préparation active d’alcaloïdes qu’ils nommèrent ergotoxine, et c’est le pharmacologue H.H. Dale qui démontrales caractéristiques utéro-constrictives et inhibitrices sur l’adrénaline de cette préparation. L’année suivante, le médecin américain John Stearn consacra un article à l’ergot de seigle, soulignant ses applications en médecine traditionnelle [6]. Les erreurs involontaires de dosage étant encore fréquentes au début du XXe siècle, son usage était jugé trop dangereux pour le bébé. L’usage des extraits, dont la composition n’était pas bien connue – il s’agissait toujours de mélanges d’alcaloïdes en quantités variables était limité à la réduction des hémorragies postnatales.
La chose la plus précieuse que Stoll apportait de son ancienne collaboration avec Richard Willstätter, était une technique nouvelle et perfectionnée d’isolation de substances
naturelles à l’état pur, technique qu’il qualifiait d’« extraction douce ». Une fois en poste à Bâle, il se tourna de suite vers les substances thérapeutiques naturelles, en particulier celles contenues dans l’ergot de seigle. Stoll et les chercheurs de son équipe s’intéressaient également aux principes actifs contenus dans la belladone, la scille et la digitale. Les grandes vertus curatives de ces plantes étaient, en partie du moins,
connues depuis l’Antiquité. Il restait donc aux chimistes à mettre au point la séparation et la purification de leurs principes actifs, ce que Stoll maîtrisait bien. Cette approche
très pragmatique allait aboutir, sur le long terme, à un succès scientifique et commercial incontestable : Sandoz lancera sur le marché une impressionnante série de préparations
très efficaces et très pures, sous des formes galéniques permettant de les conserver longtemps [7].

 


Premières percées

 


C’est en 1918 qu’Arthur Stoll réussit à isoler un alcaloïde pur sous forme cristalline, l’ergotamine (figure 4), ce qui ouvrit la voie à un usage thérapeutique raisonné car appuyé sur des dosages précis [8-9]. En 1921, cette substance fit son apparition sur le marché sous le nom de Gynergène® ; il s’agissait alors du médicament le plus efficace pour maîtriser les hémorragies de la délivrance. En raison de son efficacité éprouvée et durable, le Gynergène® fut utilisé pendant trois décennies. Dans la foulée, Arthur Stoll et son E. Burckhardt isolèrent un second principe antihémorragique de l’ergot de seigle, l’ergométrine (appelée aussi ergobasine ou ergonovine). Albert Hofmann, un autre de ses collaborateurs, a été le premier à réaliser l’hémisynthèse de cette ergométrine et à en améliorer les propriétés utéro-constrictives en élaborant un dérivé, la méthylergométrine, qui sera commercialisée sous le nom de Methergine®. À partir de 1946, cette dernière viendra remplacer le Gynergène® dans la pharmacopée moderne (figure 4).
En appliquant la même méthode d’hémisynthèse à la recherche de nouveaux médicaments – méthode que les chimistes appellent aussi « dérivatisation » –, Albert Hofmann synthétisa en 1938 le LSD (de l’allemand « Lysergsaürediethylamid») : acide lysergique + POCl3/pyridine, puis Et2NH. Le brevet a été déposé au nom d’Arthur Stoll et Albert Hofmann en 1943 en Suisse et en 1948 aux États-Unis. Sandoz développa ensuite l’utilisation du LSD en thérapeutique psychiatrique sous le nom de Delysid. La société expérimenta ce produit psychotique sur un grand nombre de cas allant de l’alcoolisme à la criminalité. Elle alla même jusqu’à suggérer aux psychiatres de prendre cet hallucinogène pour mieux
comprendre les phénomènes liés à la schizophrénie, conseil d’ailleurs souvent suivi par les spécialistes. Au début des années 1950, la recherche sur le LSD s’intensifia et Sandoz
obtint des contrats avec l’armée américaine qui voulait transformer le LSD en une arme incapacitante ! Toutefois, dix ans plus tard, la firme ralentit son développement selon cet objectif de recherche et retira le produit du marché au milieu des années 1960 [10-11].

 


L’éclatant succès de Sandoz-Pharma

 


Au début des années 30, les tâches de plus en plus complexes qui absorbèrent Stoll à la direction du secteur pharmaceutique le contraignirent à abandonner progressivement
les travaux de laboratoire. L’oeuvre entamée fut néanmoins poursuivie par une pléiade de collaborateurs de grande classe qu’il avait su réunir au fil des ans. C’est à cette époque que
naquirent, dans les grands domaines de recherche Sandoz – alcaloïdes de l’ergot de seigle, glucosides tonicardiaques, calcithérapie –, les médicaments qui valurent à l’entreprise deprendre place parmi les premières firmes pharmaceutiques et qui, aujourd’hui encore, après plus de 65 ans, ont conservé leur réputation.
La réussite économique des principes actifs issus des alcaloïdes de l’ergot de seigle se manifesta donc bien plus tard que le succès scientifique. Ce qu’avait mis au point Stoll le
chercheur, il fallait encore que Stoll le chef d’entreprise en fasse un succès commercial ! « Il déploya pour cela le même esprit pragmatique : avec une grande opiniâtreté, il mit sur
pied les systèmes de propagande et de distribution, sans lésiner sur leurs coûts… qui étaient étrangement disproportionnés par rapport au chiffre d’affaires du début » [4].
La découverte de l’ergotamine par Stoll fut le début d’une activité opiniâtre consacrée durant des décennies aux alcaloïdes de l’ergot de seigle. Cette activité a marqué d’une
empreinte indélébile l’évolution qui a conduit du Département des spécialités pharmaceutiques à la Division Pharmaceutique qui était devenue la plus importante des divisions du groupe Sandoz, avant même la fusion en 1996 de ce dernier avec le groupe Ciba-Geigy.
Vers la fin des années 30, les chercheurs de Sandoz réussirent non seulement à réaliser la synthèse partielle des alcaloïdes naturels de l’ergot de seigle utilisés en médecine, mais
aussi à les modifier chimiquement. Ce dernier pas franchi, il devenait possible d’agir sur le spectre d’activité des substances en question. Cette possibilité aboutit à la mise au point
de médicaments présentant des effets pharmacologiques et des indications variées… C’est ainsi que le Parlodel® (figure 4), un alcaloïde de l’ergot de seigle modifié par synthèse
partielle (précurseur + Me2BrS+•Br-, DMSO), inhibe la sécrétion de prolactine par l’hypophyse. Il est utilisé pour bloquer la sécrétion de lait après l’accouchement, pour corriger certaines formes de stérilité et dans le traitement de l’acromégalie, une affection endocrinienne grave, et de certains cas de maladie de Parkinson.
Bien que remplacés pour partie au cours du temps par des principes actifs plus sélectifs, nous constatons que plus de 70 ans après leur lancement, quelques dérivés de l’ergot de
seigle sont des principes actifs encore utilisés de nos jours en médecine, en particulier dans le traitement des crises de migraine et également contre la sclérose des artères.

                                                                                                                                                                                                                           

                

                

Arthur Stoll en 1942 (Novartis Archives, Bâle)

     

L’héritage d’Arthur Stoll

 


Les mérites du Pr Stoll étaient considérables pour la firme Sandoz. Ce pionnier a su insuffler à l’industrie pharmaceutique débutante une recherche universitaire à la fois exigeante
et de haut niveau. Par ailleurs, ses réussites en tant que chef d’entreprise et de responsable d’un groupe industriel en voie de formation doivent également être soulignées. Nommé directeur dès 1923, il présida la Direction de 1949 à 1956. En 1964, à l’âge de 77 ans, il assuma même, pour peu de temps il est vrai, les fonctions de président. Stoll a toujours été un cas particulier. Avant son arrivée chez Sandoz en 1917, tous les chimistes de la maison avaient été des chimistes d’industrie, sans ambitions scientifiques. À l’opposé, Stoll avait été un proche collaborateur du prix Nobel R. Willstätter ; il était co-auteur de plusieurs ouvrages scientifiques importants et possédait le titre de professeur d’université, ce qui lui conférait une autorité indiscutable. Et pourtant, aussi grandes qu’aient
été ses réalisations scientifiques, elles devaient être surpassées encore par ses performances de bâtisseur : sans elles, Sandoz-Pharma n’aurait jamais vu le jour.
Reste à savoir à qui revient l’initiative d’avoir décidé d’engager Arthur Stoll, ce visionnaire opiniâtre et passionné. Tout porte à croire que c’est au Dr Melchior Böninger, alors
directeur, que revient ce mérite. Böninger a toujours couvert Stoll devant le Conseil d’administration et faisait barrage aussi bien aux critiques suscitées par le coût élevé de la section pharmaceutique qu’aux pressions visant à la liquider. Il est remarquable de pouvoir constater que c’est un chimiste étroitement spécialisé dans les colorants qui aura donné le
 coup de barre décisif dans cette deuxième offensive deSandoz à la conquête du marché pharmaceutique.

 


 Le collectionneur d’art

 


Arthur Stoll est également reconnu pour sa collection d’art qui comptait plusieurs centaines de pièces dont des tableaux et des sculptures majeures de Ferdinand Hodler
(dont il possédait une centaine de tableaux), Albert Anker, Auguste Rodin, Niklaus Stoecklin, François Bocion, Boecklin ou encore Augusto Giacometti, Van Gogh, Paul Signac,
Camille Pissarro, Alfred Sisley, Claude Monet ou Paul Cézanne. L’inventaire de la collection, daté de 1970, comportait 700 pièces et plus de 600 estampes. Entre 1947 et 1954, Stoll siégea à la très officielle Commission fédérale des beaux-arts. Au milieu des années 50, l’Institut suisse pour l’étude de l’art (ISEA) édita le catalogue de sa collection
auquel les milieux artistiques et les médias réservaient unlarge accueil. Constatons pour conclure que la notoriété de collectionneur d’Arthur Stoll ne le cédait en rien, ni à celle du chercheur, ni à celle de l’industriel.
Ainsi donc, le « triangle de Saint-Antoine » se referme en permettant à la collection d’art d’Arthur Stoll de faire un clin d’oeil au retable de Grünewald… grâce à l’ergot de seigle et
 à ses alcaloïdes.

 


L’auteur remercie les personnes dont les noms suivent qui ont bien voulu évaluer, corriger et valider le texte du manuscrit ou fournir les reproductions d’oeuvres d’art et les photographies : Frank Petersen (Executive Director, Natural Products Unit, Novartis
Pharma), Romeo Paioni (Head of Scientific and External Affairs, Pharma Development, Novartis Pharma), Carole Billod (Novartis Archives, Novartis International), Günter Engel (retraité, Novartis Pharma), Klaus Roth et Sabine Streller (Abteilung Didaktik der
 Chemie, Freie Universität Berlin).

 


Références
[1] Ergot de seigle, Wikipedia.
[2] Ergotisme, Wikipedia.
[3] Streller S., Roth K., Ein chemischer Blick auf den Issenheimer Altar. Der gehörnte Roggen, Chem. unserer Zeit, 2009, 43, p. 272.
[4] Studer T., L’histoire de Sandoz à travers ses diversifications, Bulletin Sandoz « 100 ans à la vie, à l’avenir », 1986.
[5] Seiler K., Les Présidents de Sandoz, Bulletin Sandoz « 100 ans à la vie, à l’avenir », 1986.
[6] Stearn J., Account of the pulvis parturiens, a remedy for quickening childbirth, Medecine Repository of New York, 1908, 11, p. 308.
[7] Riedl-Ehrenberg R., Du département des spécialités pharmaceutiques à Sandoz Pharma SA, Bulletin Sandoz « Sandoz Pharma 1917-1992 : 75 ans », 1992.
[8] Fritz F., Industrielle Arzneimittelherstellung. Die pharmazeutische Industrie in Basel am Beispiel der Sandoz AG, Heidelberger Schriften zur Pharmazie- und Naturwissenschaftsgeschichte, Wissenschaftliche
Verlagsgesellschaft Stutgart mbH, 1992.
[9] Stoll A., Über Ergotamin, Helv. Chim. Acta, 1945, 28, p. 1283.
[10] Grenzgänge - Albert Hofmann zum 100. Geburtstag. Exploring the frontiers, Celebration of Albert Hofmann’s 100th Birthday, G. Engel,
P. Herrling (eds), Schwabe Verlag Basel, 2006.
[11] Hofmann A., LSD - mein Sorgenkind, Klett-Cotta, Stuttgart, 1979 ; 2nd ed. 2001 (trad. de l’anglais par J. Ott : LSD – My Problem Child, McGraw-Hill,
 New York, 1980).

En savoir plus  
UN CADAVRE QUI DONNE DES "SIGNES DE VIE" LE CAS DE L'ENFANT MORT-NÉ AU SANCTUAIRE À RÉPIT

UN CADAVRE QUI DONNE DES "SIGNES DE VIE" LE CAS DE L'ENFANT MORT-NÉ AU SANCTUAIRE À RÉPIT

Le nouveau-né est le symbole même de l'innocence et de la fragilité et l'on sait le drame que constitue aujourd'hui la naissance d'un enfant mort-né : le fruit mort avant même d'avoir vécu, la désespérance des parents, le sentiment d'avoir commis quelque erreur, la culpabilisation ... Or, l'arrivée d'un enfant mort, alors qu'on s'attendait de lui le prolongement du couple et de la lignée, était sans doute encore plus vivement ressentie aux siècles passés, au temps du catholicisme triomphant. Jacques Gélis Enquête historique à la suite de la Conférence de Françoise RODET du 7 février 2018 sur les ex voto en Pays de Provence et d'une randonnée dans le massif de la Sainte Baume (13 et 83)

(le rocher de la grotte basse, sur lequel  les parents qui  le désirent peuvent faire apposer une plaque portant une date et le prénom de leur enfant non-né)

 

 

 

JACQUES GÉLIS

 


Le nouveau-né est le symbole même de l'innocence et de la fragilité et l'on sait le drame que constitue aujourd'hui la naissance d'un enfant mort-né : le fruit mort avant même d'avoir vécu, la désespérance des parents, le sentiment d'avoir commis quelque erreur, la culpabilisation ...
Or, l'arrivée d'un enfant mort, alors qu'on s'attendait de lui le prolongement du couple et de la lignée, était sans doute encore plus vivement ressentie aux siècles passés, au temps du catholicisme triomphant. Loin d'être insensibles à un tel drame, les parents redoutaient le sort qui attendait l'enfant mort sans baptême, puisque l'absence du sacrement qui sauvait à la vie éternelle vouait l'innocent au Limbe des enfants (Limbus puerorum), cet espace de souffrance où il était privé de la vision de Dieu : la peine du Dam. Son âme était destinée à errer pour l'éternité et à venir importuner les vivants. Quant à so corps, interdit de sépulture dans l'espace communautaire, il était enterré dans un jardin, un champ ou un pré, comme une bête ... Telles étaient alors les "justices de l'au-delà" et l'on peut comprendre que les parents aient tout fait pour que l'enfant échappe à sa triste destinée. Le rituel aujourd'hui bien connu du "répit" résultait précisément de l'impossibilité pour les parents de faire le deuil de l'enfant. La décision ecclésiastique d'écarter toute possibilité de baptême du mort-né et d'assurer le déroulement ordinaire des rites d'ensevelissement suscitait une conduite de contournement. Il fallait que le disparu puisse être en repos et pour cela remplacer ce que l'on n'avait pu avoir par "quelque chose" d'autre.

     

  

Solliciter le saint. Une jeune mère, le cadavre de son enfant sur les genoux, demande la grâce du baptême à saint Nicolas de Tolentino, protecteur des femmes enceintes et en couches. Église des Augustins de Fribourg. Auutel de saint Nicolas de Tolentino, toile de Gottfried Locher, 1781 (Détail).

   

Il restait en effet une issue, même si elle s'avérait bien aléatoire : exposer le cadavre de l'enfant devant une "image" miraculeuse. On attendait alors que des "signes de vie" apparaissent sur le corps de l'enfant pour lui conférer le "petit baptême", cet ondoiement qui allait le délivrer d'un sort pitoyable : un sacrement dérobé, conféré pendant le "répit" entre les deux morts de l'enfant : celle qui avait été constatée à la naissance et celle qui suivait inéluctablement le rite.

 

 

 

Le sursaut maternel

 

Si cette naissance ratée ébranle toute la famille, elle est ressentie comme une frustration, comme une dépossession affective par la mère, puisqu'il est fréquent qu'on lui refuse de voir son enfant. Entre les pleurs et les prières à la Vierge et aux saints, elle insiste à nouveau pour qu'on lui présente le cadavre du nouveau-né dont on lui avait d'abord caché la triste condition... Sous prétexte de ne pas raviver sa douleur, on cesse même de lui en parler. Comme si la mère pouvait oublier ce qu'elle ressent comme un grave échec. Ce corps soustrait la met dans l'incapacité d'assumer correctement le deuil de son enfant. La femme se sent investie d'un rôle essentiel dans la transmission de l'espèce et l'on comprend qu'elle mette tant d'insistance à ce que l'enfant soit sauvé.

 

Il y va en effet de son honneur d’assurer la réinsertion d’un enfant perdu dans l’univers symbolique des hommes, dans le corps commun de la lignée (Seidel Menchi 2000). Or, voilà qu’à l’angoisse de laisser perdre une âme se mêle maintenant une crainte  : et si l’innocent n’était pas vraiment mort …  ? On en raconte tant de ces histoires qui font état de macabres découvertes longtemps après l’ensevelissement… (Winslow, Bruhier d’Ablaincourt, 1742-1745) La peur de l’enterré-vif lui fait redouter le pire. Imaginer qu’on ait pu porter en terre un petit innocent qui ne demandait qu’à vivre lui est insupportable  ! Elle montre une telle détermination que l’homme finit par se résoudre à lui obéir  : il va déterrer l’enfant.

 

 

      

  

L'image miraculeuse.Cette Vierge à l'Enfant était l'une de ces images "trouvées" ou "retrouvées" qui faisaient la réputation d'un sanctuaire. Entre autre grâces, elle passait pour faciliter le répit des enfants mort-nés. "Notre Dame Trouvée" , chapelle du cimetière de Pouilly-en-Auxois (Côte-d'Or)

   

Un cas daté de 1428, rapporté en 1651 par un homme d’Église, témoigne de cette fascination pour tous ces innocents qui ont séjourné dans les entrailles de la terre avant de donner des «  signes de vie  ». Cette année-là, une femme d’une paroisse proche de Cambrai accouche d’un enfant mort. Elle en est très affectée, mais l’enfant est enterré. Il y a maintenant quinze jours qu’il est sous trois pieds de terre quand alternant prières et protestations, elle finit par venir à bout des réticences de son époux. L’enfant est déterré, et c’est alors que l’on constate, à la stupéfaction générale, que le corps loin d’avoir été miné par la décomposition est en parfait état  :

 

«  Ils trouvèrent ce petit poupon beau, d’une couleur naturelle, vive et vermeille comme une rose. Il n’y avoit aucune marque de mort en tout son corps, ny aucune foulure ny blessure, sauf en une des mâchoires qui sembloit estre un peu froissée de terre. Jamais personne ne fut plus estonné que furent ces bonnes gens à ce spectacle  ; il ne savoient s’ils devoient rire ou pleurer, dans leur estonnement, ny croire ce qu’ils voioient  ». (Maillard 1651)

 

Il faut bien entendu faire la part de l’hagiographie à la lecture d’un tel témoignage, mais nul doute que de nombreux enfants furent ainsi enterrés puis déterrés. Après une brève toilette à la petite dépouille, le père la met dans un sac ou dans un panier et, accompagné de l’accoucheuse, d’une ou deux voisines et d’une parente, il s’empresse de prendre le chemin du sanctuaire.

 

Le cadavre exposé

 

 

 

Il arrive que le petit cadavre ne soit pas accepté dans l’église et qu’on l’expose dans une niche spécialement aménagée à l’extérieur, mais en général, après avoir poussé la porte du lieu saint, les pèlerins, se dirigent vers la chapelle où est installée la statue de la Vierge miraculeuse. Ils déposent le corps sur l’autel ou sur le marche-pied de l’autel, parfois sur une table installée à proximité. 

      

  

Une pratique dérobée. À l’extérieur du sanctuaire, juste derrière la statue miraculeuse, avait été aménagée «  la loge des enfants morts sans baptême  ». C’est là qu’était déposé le cadavre de l’innocent après que l’Église ait interdit de l’exposer à l’intérieur du lieu saint. Chapelle du cimetière de Pouilly-en-Auxois (Côte-d’Or).

   

Le petit corps est alors démailloté et c’est donc dénudé et couché sur le dos qu’il est exposé devant l’image. La rigidité du cadavre empêche parfois de procéder à une présentation correcte du corps  : impossible d’allonger les jambes et de joindre les mains de l’enfant… Autour de sa dépouille, les pèlerins, accompagnés maintenant de personnes pieuses du lieu assemblées à son de cloche, commencent à implorer la Vierge. Tous sont conscients de la gravité du moment. L’attente commence… On prie, on allume des cierges, on fait dire des messes, on chante les litanies de la Vierge tout en surveillant attentivement le petit cadavre. Mieux vaudrait d’ailleurs dire les petits cadavres lorsqu’il s’agit d’un sanctuaire très fréquenté  : ainsi, à Moustiers-Sainte-Marie, voit-on couramment deux, trois, voire quatre enfants alignés autour desquels s’affairent les pèlerins (Gélis 1993). Tous détaillent des yeux ces corps dont on espère qu’ils vont revenir à la vie… Lequel sera le premier à bénéficier d’une grâce  ? Il arrive souvent que le curé intervienne pour faire retirer l’un des cadavres qui entre décidément en putréfaction et incommode l’assistance ; les personnes qui ont amené les autres enfants s’en trouvent confortées dans leur espoir de réussir puisque les autres petits corps sont intacts… Et voici que l’un des fidèles, plus attentif sans doute que les autres, commence à observer le début d’un changement sur le cadavre d’un innocent. Il s’empresse d’annoncer à tous la nouvelle, car il y a une grande fierté à être le premier à pressentir le retour de la vie dans un corps inerte. La tension en effet n’a cessé de croître dans ce huis clos paradoxal réunissant autour du cadavre d’un enfant des hommes et des femmes venus d’horizons divers et que le hasard a assemblés là. Après des heures, des jours et des nuits d’attente patiente ou fébrile, leur requête a enfin été entendue  ! Parmi les pèlerins, c’est une explosion de joie  ! Le 3 janvier 1708, on apporte au sanctuaire de Moha, dans la vallée de la Meuse en Belgique, le cadavre d’un enfant mort-né dont la mère a accouché la veille. Il est exposé devant l’image de la Vierge du Rosaire fort réputée dans la région pour les miracles qu’elle accomplit. Deux semaines passent sans que l’on note le moindre changement sur le corps qui est toujours «  froid et roide  ». Mais ce jour-là, sur les quatre heures du soir, le curé qui encourageait l’exposition du corps des enfants mort-nés dans son sanctuaire remarque, en arrivant à l’église, que «  tout le corps changeoit en coulleur vermeille  ». Lui posant la main sur le ventre, il lui trouve une chaleur modérée et quelques minutes plus tard «  chaud et en sueur  ». L’enfant à qui on avait croisé les mains sur l’estomac les détache  : elles glissent le long du corps et tombent sur la table. Et voilà que la plume que l’on avait posée sur ses lèvres se met à bouger, «  haussant et se baissant plusieurs fois (...), de quoi il fut jugé que l’enfant soupiroit  ». C’est alors que la créature remet ses mains sur son estomac, avant de les laisser pendre à nouveau le long de son corps. Le curé qui relate les faits rapporte ensuite qu’il «  vit l’enfant pousser trois soupirs et la poitrine s’eslever et la veine qui traverse le front d’une coulleur rouge et battante  ». Ne doutant plus décidément de la réalité des signes de vie, le curé «  baptisat sous condition ledit enfant  » (Montulet-Henneau 1986). Alors que les pratiques de répit ont quasiment disparu, l’Église en cette fin du xixe siècle, célèbre un miracle vieux de deux siècles qui contribue maintenant à l’exaltation du culte marial.

 

Il ne s’agit pas de se prononcer sur la réalité du miracle ou de s’interroger sur une éventuelle manipulation, mais de prendre en considération une pratique populaire aujourd’hui oubliée. Des milliers et des milliers d’embryons et d’enfants à terme ont été ainsi exposés et ont donné des «  signes de vie  » entre le xive et le xixe siècle dans des dizaines de sanctuaires en France, en Belgique, en Suisse, en Autriche, en Allemagne du sud et en Italie du nord.

      

  

Deux temps du miracle.Au fond du sanctuaire, des pèlerins recueillis prient au pied de l’image miraculeuse, alors que le mort-né est exposé sur l’autel. Après le miracle, le prêtre procède au baptême de l’enfant. Alors que les pratiques de répit ont quasiment disparu, l’Église en cette fin du xixe siècle, célèbre un miracle vieux de deux siècles qui contribue maintenant à l’exaltation du culte marial. Notre-Dame des Fleurs, Villembray (Oise). Vitrail de l’atelier Roussel, Beauvais, 1888 (détail).

   

Examinons de plus près ce rituel du désespoir. Exposer un corps mort devant une image miraculeuse n’est pas un geste exceptionnel en ces temps de foi. Les annales des sanctuaires relatent des cas de retour durable à la vie de personnes que l’on avait cru mortes des suites d’un accident. Et les textes hagiographiques reprennent constamment, en citant les miracles du Christ et des saints, des cas de retours définitifs à la vie, les plus emblématiques étant sans doute ceux du Lazare sortant de son tombeau et de la fille de Jaïre se redressant sur la couche où on l’avait vue morte. Et puisque ces retours en arrière, de la mort à la vie, sont jugés possibles, à l’image du modèle évangélique, pourquoi le retour temporaire à la vie d’un enfant mort-né ne le serait-il pas  ? Pourquoi ne pas espérer l’impossible ici et maintenant ?

 

Des "signes de vie" ? Quels "signes de vie" ?

 


Les «  signes de vie  » doivent être abordés dans une double perspective. Ils s’inscrivent d’abord dans une géographie du corps de l’enfant. Mais si toutes les parties sont affectées, elles réagissent différemment selon l’âge du fœtus à la naissance  : enfant à terme ou avorton de quelques mois de conception. L’apparition de ces signes obéit également à des facteurs externes  : température ambiante et temps écoulé depuis l’accouchement. La froidure de l’hiver peut en effet favoriser la conservation des corps.

      

  

Le saint à l'enfant mort. La main levée, saint Edme figuré en habits de prélat, avec sa mitre et sa crosse, semble bénir l’enfant qui gît mort à ses pieds. Cette scène conventionnelle a souvent été reproduite par les peintres et les sculpteurs de Haute Bourgogne. C’est en effet à  l’abbaye de Prémontrés de Pontigny dans l’Yonne, qui possédait ses reliques, que l’on amenait les mort-nés de la région. Saint Edme de Canterbury, peinture du xvii e siècle, église de Chaource (Aube).

   

La morphologie des signes de vie est aujourd’hui bien connue. Pour l’assistance, il ne fait aucun doute que le principe vital réside dans la tête et la poitrine  ; ce sont donc les parties du corps que l’on surveille et que l’on touche fréquemment. C’est habituellement le changement de couleur à la face, au ventre ou à la poitrine qui annonce la mutation de l’état du corps. Il s’agit toujours d’une couleur vive qui tranche avec la teinte cadavéreuse que l’enfant présentait à son arrivée au sanctuaire  : « De pâle bleu que ses lèvres étaient, lui sont devenues entièrement vermeilles et rouges comme du sang  ». Ce premier signe s’accompagne fréquemment de chaleur. Puis d’autres manifestations apparaissent. Les assistants «  sentent le corps et principalement la tête dudit enfant être chaude et la veine de la tempe battre  ». Ils se persuadent alors que le vie interne reprend son cours puisque le pouls se rétablit. Et voilà que la respiration semble réapparaître  : on sent «  les souffles sensibles de son haleine  »... Des épanchements aqueux accompagnent ces manifestations  : de la salive, des larmes, une sueur abondante. Du sang coule par les narines, l’oreille ou le nombril  ; or, plus que tout autre signe, le sang est aux yeux des assistants le symbole de la vie. Et puis il y a les mouvements qui agitent le corps  ; les bras et les jambes qui changent de place, et surtout l’ouverture des paupières… Ces hommes et ces femmes harassés de fatigue, après des jours et des jours passés à veiller le corps ont beau se rendre compte qu’ils ne parviennent pas à croiser le regard vide de l’enfant, ils ne veulent retenir de cet instant que le sentiment exquis d’avoir enfin atteint le but  : leur foi persévérante a triomphé de l’adversité… De cet enfant sans âme, on a fait un «  enfant du Ciel  » puisqu’il est sauvé  ! Comment devant ces «  preuves  » éclatantes, plus «  évidentes  » les unes que les autres, les assistants pourraient-ils douter un instant de la «  réalité  » du miracle ? Le caractère spectaculaire de ce «  retour en arrière  », contre toute logique humaine qu’est le «  répit  », la fréquente dramatisation de la scène, tout contribue à faire du miracle des mort-nés un miracle sans pareil  ! La manifestation des «  signes de vie  » peut être de durée variable. Certains enfants meurent immédiatement après qu’on les ait ondoyés et redeviennent livides et puants, comme si les «  signes de mort  » un temps bloqués, refoulés le temps du prodige, revenaient en force dès que l’enfant était sauvé… 

 

Mais d’autres continuent à donner des «  signes de vie  » bien après le sacrement, pendant plus de trente heures parfois… (Gélis 2006)

      

  

Exposition de jumeaux.Une femme implore l’image miraculeuse d’une Vierge des Douleurs, avec l’espoir de voir des jumeaux donner des signes de vie. Sanctuaire de Cortaccia, haute vallée de l’Adige, ex-voto, vers 1890 (détail).

   

L'approche médicale
L’examen des signes de vie conduit à formuler deux hypothèses. Dans la première, l’enfant n’est pas réellement mort  ; la mort n’est qu’apparente et il s’agit donc pour l’homme de l’art de le réanimer, de mettre fin à un coma prolongé en usant des moyens adéquats que préconise la science médicale de l’époque. Dans l’autre cas, l’enfant est bien mort et l’analyse des signes de vie prend une tout autre dimension. Il faut s’arrêter à cette seconde hypothèse parce que la dominante des «  répits  » est bien la manifestation de «  signes de vie  » sur un corps reconnu initialement mort.

 

Le comportement du corps du nouveau-né dans les heures et les jours qui suivent sa mort peut être appréhendé de manière assez satisfaisante à partir des travaux de médecine légale. Trois moments successifs sont perceptibles (Bernos 1973). Le premier temps est d’abord celui de la naissance d’un enfant mort au corps mou, humide et chaud, pâle et inerte. Sa flexibilité est due à l’alcalinité naturelle des tissus musculaires. Nombre de documents font le constat de la mort  ; on y insiste sur la lividité du corps («  il était raide comme bâton  »), la lividité du corps («  il était tout noir, tant au visage que par tout le corps  ») et sur l’odeur qu’il dégageait («  flairant et puant  »). Lorsque le décès du fœtus est antérieur à l’accouchement, il arrive que le corps soit très altéré. Des phlyctènes thoraciques remplies de sérosité sont alors signalées sur le cou ou la poitrine.

 


 

 

Le deuxième temps est celui du refroidissement du corps, qui commence immédiatement après la naissance, la déperdition de chaleur étant sur un petit corps proportionnellement plus rapide que chez l’adulte. Ce refroidissement s’accompagne d’une contraction générale des muscles qui s’acidifient et, au bout de quelques dizaines de minutes, la rigidité cadavérique apparaît. Refroidissement et rigidité se manifestent plus ou moins vite suivant la saison  : la chaleur accélère le processus, le froid le retarde.

 

 

 

Le retour de la flexibilité du corps et son réchauffement relatif, partiel (ce sont la face et le ventre, qui sont principalement concernés), constituent une troisième étape de cette évolution. L’alcalinité réapparaît progressivement, le laps de temps pouvant varier entre trois à quatre heures et deux jours. C’est alors que commence la décomposition du corps, caractérisée par le relâchement des muscles et des sphincters, la remontée de la partie supérieure du thorax qui fait pression sur l’estomac. Exceptionnellement, des bruits proches du spasme, du gémissement ou du sanglot se font entendre qui proviennent des viscères, de l’estomac ou de la mâchoire qui se décontracte. Les membres bougent, l’œil s’ouvre… On comprend que de telles manifestations aient fortement impressionné l’assistance et accrédité l’idée que, décidément, quelque chose d’extraordinaire se produisait. C’est dans ce contexte d’attente angoissée et d’exaspération des sentiments que s’inscrit l’appel au corps médical.

 

 

      

  

L'enfant donne des "signes de vie".Allongé sur un coussin et paré de fleurs, l’enfant est figuré devant l’image, au moment précis du «  répit  », alors qu’il vient d’ouvrir un œil… Cette mise en scène ressemble beaucoup aux ostensions d’enfants suisses et italiens morts en très bas âge dans la première moitié du xxe siècle. Chapelle Notre-Dame des Sept Douleurs. Ex-voto, 1750 (détail).


   

Matrones, chirurgiens ou médecins, sont invités à témoigner de la réalité des «  signes de vie  » que les assistants voient apparaître sur le corps de l’enfant. Le comportement de la matrone est loin d’être uniforme. Le plus souvent pourtant, on la voit jouer un rôle actif au sein du groupe de femmes qui implorent la Vierge ou le saint intercesseur, mais dans certains sanctuaires, elle reste au contraire plus extérieure aux évènements. Elle surveille, juge et confère «  le petit baptême  » si on le lui demande. Le témoignage de l’homme de l’art ou de l’accoucheuse est, à l’évidence, attendu des contemporains, car l’avis que ceux-ci donnent est capital pour assurer la validation du cas et éviter un litige ultérieur. Leur fonction, leur expérience des accouchements les amènent tout naturellement à s’exprimer, en tant que spécialistes du corps, sur les signes de vie et de mort constatés successivement chez un nouveau-né. À vrai dire, il s’agit d’une démarche inhabituelle puisque ce que l’on attend tout de même des praticiens c’est qu’ils sachent reconnaître des signes de mort après la vie, et non pas l’inverse.

 

En général, le praticien n’assiste pas à la première phase du «  répit  »  ; il ne délivre pas de certificat de décès  ; on ne fait appel à lui que pour les phases deux et trois, c’est à dire pour établir le constat des «  signes de vie  » et de la «  deuxième mort  », définitive celle-là. Il existe pourtant une exception à cette règle  : dans les cas d’infanticide. Le chirurgien ou la sage-femme procèdent alors à l’examen du corps mort, et en communiquent le résultat oralement (pour la sage-femme) ou par écrit (pour le praticien) aux autorités religieuse et judiciaire. Dans les cas ordinaires, le rôle des hommes de l’art se limite à une intervention au moment où l’assistance croit percevoir des changements sur le corps de l’enfant. Ils «  visitent  » le corps exposé dans le sanctuaire, c’est à dire qu’ils l’examinent, le touchent et se prononcent.

 

L’Église attend donc des chirurgiens, médecins et accoucheuses qu’ils cautionnent le miracle, mais le rôle qu’on leur fait jouer n’est pas dénué d’ambiguïté  : nul doute que le poids de la science représentée par l’homme de l’art est destinée à asseoir la réputation miraculeuse du lieu de dévotion. L’interprétation des «  signes de vie  » peut alors entretenir la confusion entre miracle et médecine. L’accoucheuse, femme du terroir, aux pratiques souvent encore proches de la magie, est certainement la moins apte à discerner le caractère ambigu du rôle qu’on prétend lui faire jouer. Chez les chirurgiens et les médecins par contre, on discerne à partir des années 1730 une attitude nouvelle faite désormais de réserve, une volonté de prendre ses distances à l’égard des «  répits  » et du climat miraculeux qui les entoure. Cette évolution résulte de l’émergence de la médecine comme science et des interrogations des hommes de l’art à propos de leur exercice.

 

La prestation attendue du praticien se résumait au fond à peu de chose sur le plan strictement médical. Son rapide constat était sans efficacité pratique puisqu’ils ne pouvaient plus rien pour sauver la vie du jeune être. Maintenir en santé et en vie, n’était-ce pourtant pas là le but essentiel de l’intervention médicale  ? Le médecin entend justement faire plus désormais pour sauver le nouveau-né en péril  : redonner une vie durable à un jeune être lui apparaît tellement plus gratifiant  ! Il entend donc consacrer tous ses soins à sauver les nouveau-nés en détresse et pense trouver dans l’obstétrique les moyens d’y parvenir. Prévenir l’irréparable – la vie fauchée prématurément – grâce aux ressources de l’art, donne au praticien le sentiment d’être utile à la société. À l’aube des “Lumières”, l’attitude des hommes de l’art à l’égard des pratiques de «  répit  » témoigne des changements qui lentement apparaissent dans l’éthique médicale.

      

  

La dramatique du "répit".Ce tableau constitue sans doute l’une des rares représentations d’un «  répit  ». La scène, qui se déroule dans une chapelle du Trentin en Italie, à la fin du xviiie ou au début du xixe siècle, frappe par son réalisme et son mouvement. L’enfant vient de donner des signes  de vie et le prêtre est en train de l’ondoyer. Deux groupes de femmes occupent l’espace du sanctuaire. À gauche, près de l’autel et de l’image, une Piéta, trois femmes recueillies assistent à la délivrance du sacrement. À droite, une femme les bras levés est soutenue par plusieurs compagnes : est-ce la mère que, contre toute vraisemblance, l’artiste a voulu figurer  ? Ex-voto non daté. Chapelle de la Madonna della Corona, Spré di Povo, Trentin (Italie).

   

L’évolution de la doctrine

 

La médecine pose en effet de nouvelles questions. Certes, l’enfant a cessé d’exister au dehors, mais la vie n’existe-t-elle pas encore au-dedans ? La surface du corps est parfois trompeuse. Et la mort est-elle aussi instantanée que le disent les théologiens ? Les nombreux cas de mort apparente, complaisamment rapportés dans la première moitié du xviiie siècle peuvent témoigner au contraire de la permanence de la vie cachée, alors qu’on pouvait penser à l’examen superficiel du corps que tout était fini (Winslow, Bruhier d’Ablaincourt 1742-1745). Le siècle n’est pas seulement obsédé par la quête du bonheur  ; il est aussi travaillé sourdement par l’idée de la mort (Carol 2004). Il s’interroge avec passion sur la frontière entre la vie et la mort  : où finit la vie, où commence la mort ? Une nouvelle conscience de la mort est en effet en train d’apparaître et ce changement trouve sa traduction au niveau de la théorie médicale  : la mort-instant du modèle mécaniste, qui respectait «  l’incontestable  » dogme religieux, fait place à la mort-processus de l’école vitaliste, dont l’énoncé doctrinal trouve sa perfection avec Bichat  : la mort est un processus complexe, multiple, qui s’étend dans le temps, et qui est donc morcelé (Milanesi 1991).

 

Cette évolution de l’énoncé sert de toile de fond aux débats sur le cas des mort-nés. Paradoxalement, en introduisant davantage de souplesse dans l’explication de la mort, la théorie vitaliste, et avec elle le corps médical, accrédite la thèse du «  répit  » possible  : le jeune corps paraît mort et ne l’est peut-être pas. La mort-processus est réversible et la porte reste donc ouverte à un retour à la vie… Le petit miraculé entre dans la catégorie des individus qui ont eu une mort imparfaite.

 

Le cadavre du mort-né est un cadavre sans statut et c’est bien cette absence de statut qui inquiète les parents car, par-delà la question du baptême, elle peut entraîner des contestations au sein des familles. Qu’il ait manifesté quelque signe de vie et voilà qu’il peut être considéré comme un héritier, même passager. Pour le père dont la femme est morte en couches, ou la mère qui a perdu son mari pendant sa grossesse, c’est son propre avenir qui peut être affecté selon que l’enfant a ou non manifesté sa vitalité. Derrière le problème du baptême, on devine donc des questions qui relèvent du droit privé.

      

  

Plan du site d'Oberbüren.Sur un promontoire situé à une confluence se dressait la chapelle de pèlerinage d’Oberbüren, haut lieu des pratiques de «  répit  » dans la seconde moitié du xve siècle. Ce plan levé au cours des fouilles en 1994 montre la répartition des corps. Ceux des enfants miraculés, fœtus abortifs ou enfants à terme, sont proches des flancs du sanctuaire, disposés comme dans un charnier, serrés les uns contre les autres en plusieurs lits superposés.

   

La sépulture de l'enfant miraculé

Mauvaise naissance, corps mis à l’écart, âme errante  : telle était la vision de la destinée de l’enfant mort-né. À l’inverse, l’enfant ondoyé après un répit, puis «  retourné à mort  » était censé intégrer sa communauté. Or dans la pratique, le corps n’était généralement pas ramené à son lieu d’origine  ; il paraissait normal de le laisser au lieu même où la grâce s’était manifestée et ce choix était ressenti comme un bienfait supplémentaire. La sépulture ad sanctos du petit cadavre était pour la parenté la plus belle des récompenses. Lorsque le «  sanctuaire à répit  » était une église paroissiale, les petites dépouilles reposaient à l’écart dans le cimetière  : un «  rang spécial  » leur était réservé. Lorsqu’il s’agissait d’une chapelle de confins de terroirs, un «  cimetière de bébés  » avait été sommairement aménagé  : ainsi, à Notre-Dame du Chemin à Serrigny en Bourgogne, à Nanc, près de Saint-Amour dans le Jura ou à Notre-Dame de l’Arbrisseau à Salles près de Chimay dans le Hainaut belge. Parfois, les petits corps étaient ensevelis dans un caveau de la chapelle, comme à Viserny près de Montbard, en Côte d’Or (Gélis 2006). Quelques-uns subsistent aujourd’hui alors même que leur mémoire s’est perdue.

 

L'enseignement des fouilles

Rares sont les comptes rendus de fouilles effectuées dans le passé qui précisent ce que furent les conditions de sépulture. La plupart des sites ont souvent été prospectés assez superficiellement. Seul le hasard pouvait laisser espérer la sauvegarde de l’un d’eux. Ce fut le cas en 1992 à Oberbüren, dans le canton de Berne en Suisse. Situé sur une colline dominant une confluence, au point de contact entre les trois anciens diocèses de Berne, Lausanne et Constance, cet ancien lieu de pèlerinage était devenu un enjeu entre catholiques et protestants au moment de la Réforme. Les cinq campagnes de fouilles qui se sont succédées de 1993 à 1997 ont permis d’éclairer sous un jour nouveau les conditions d’ensevelissement des enfants mort-nés miraculés dans ce sanctuaire qui eut un grand rayonnement de la fin du xv e siècle aux années 1530, date à laquelle les protestants rasèrent le sanctuaire (Ulrich-Boschler & al. 2008).

      

  

Des sépultures collectives.L’étroitesse du lieu a conduit le fossoyeur à empiler les petits cadavres sur plusieurs niveaux. Fouilles d’Oberbüren, chapelle de la Vierge, canton de Berne.


   

La fouille du site a permis d’éclairer les conditions d’ensevelissement des mort-nés miraculés. On a retrouvé 490 tombes et les restes de 550 individus, dont 250 enfants (alors qu’au moins 2 000 enfants semblent avoir été miraculés pendant la période considérée). Les squelettes d’enfants gisaient pour partie dans des sépultures individuelles, pour partie, la plus nombreuse, dans des tombes collectives. Aucun matériel n’a été retrouvé et tous semblent avoir été ensevelis dans leurs langes ou dans un linceul. Comme la place était comptée, en raison de l’étroitesse du site, on avait pris l’habitude de superposer les corps sur plusieurs niveaux. On procédait de la manière suivante  : on creusait d’abord une grande fosse, puis on disposait les enfants corps contre corps, au fur et à mesure qu’on les amenait  ; enfin, on les recouvrait de terre. Quand un premier lit était constitué, on en disposait un autre par-dessus et lorsque le trou était plein, on le rebouchait et on creusait un peu plus loin. On pouvait ainsi avoir quatre lits de corps superposés. Tous les innocents étaient enterrés la tête à l’ouest. Un certain nombre d’entre eux reposait sur le dos et avait les bras repliés sur l’abdomen, mais beaucoup étaient couchés sur le côté, les jambes repliées, en position embryonnaire. D’autres avaient le corps contorsionné et les épaules paraissaient avoir été comprimées. Il est possible qu’un fossoyeur ait été affecté au sanctuaire et comme il disposait de peu de place, il serrait les corps les uns contre les autres sans trop se préoccuper de leur position.

 

 

 

Tous ces enfants étaient des bébés morts avant, pendant ou juste après leur naissance. Les anthropologues qui ont procédé à l’étude scientifique des ossements ont retenu la taille des squelettes comme critère de détermination de l’âge des enfants. Ils ont considéré qu’entre 45 et 55 centimètres ils avaient à faire à des enfants à terme et qu’au-dessous de 45 centimètres il s’agissait de fœtus expulsés prématurément. Même si ces critères sont discutables (pourquoi ne pas avoir pris comme référence la qualité des synostoses, ces soudures des extrémités des os dont on sait qu’elles interviennent à des stades différents de la croissance selon les os concernés), ils apportent de précieux renseignements sur les enfants miraculés. Plus du tiers d’entre eux étaient des prématurés et les plus petits fœtus étaient des avortons de quatre à cinq mois de conception. Mais il est vrai que les interruptions involontaires de grossesse étaient nombreuses aux siècles classiques  : les accidents, le surmenage des femmes pendant la grossesse, les carences et les insuffisances alimentaires aboutissaient fréquemment chez la femme enceinte à l’expulsion prématurée de l’embryon.

 

 

 

Tous ces enfants avaient au moins la chance d’être sauvés et de mériter une sépulture en terre consacrée, à la grande satisfaction des parents qui remerciaient en offrant un ex-voto.

 

 

 

Mais qu’en était-il des autres, de tous ceux qui ne donnaient pas de «  signes de vie  » et dont il est d’ailleurs bien difficile d’évaluer le nombre  ? Nous savons qu’à l’abbaye d’Ursberg en Souabe, qui fut sans doute le plus grand sanctuaire à répit d’Europe puisqu’on y amenait annuellement à la fin du xviie siècle jusqu’à 2000 enfants mort-nés, près de la moitié ne donna jamais de «  signes de vie  » (Gélis 1998). En cas d’échec, les parents se mettaient alors en quête d’un autre lieu d’exposition… Jusqu’au moment où la décomposition du corps les obligeait à l’enterrer clandestinement tout contre le mur d’un lieu de culte. Cette sépulture «  sous l’égout du toit  » fut fréquente en Alsace jusque dans les années 1880. Elle constituait un moyen empirique de sauver l’enfant, car on se persuadait que l’eau qui tombait sur le sanctuaire, alors qu’on procédait au baptême d’un enfant bien vivant, bénéficiait au pauvre innocent… On avait fait ce que l’on avait pu et Dieu pourvoirait bien au reste…

    

  

Remercier Dieu pour l'enfant qui survit.Sur neuf enfants qui leur sont nés, les parents en conservent un… Mais puisque l’avenir de la famille paraît assuré, ils ne songent plus qu’à remercier Dieu  : «  Mon Dieu, huit enfants sont près de toi. Je te remercie de m’avoir conservé le neuvième. » Tableau votif, Haute Autriche, Österreichisches Museum für Volkskunde, Vienne, 1775.

   

Les hésitations de l'Église
Un événement aussi spectaculaire et massif plaçait l’église dans une situation inconfortable, car elle la divisait. Pendant des siècles, les clercs ont justifié ce miracle. Face aux protestants qui n’y voyaient que tromperie, ils en ont même fait une manifestation de la vraie foi. Ces pratiques n’ont d’ailleurs été condamnées par la curie romaine qu’en 1729. Mais entre haut et bas clergé, entre réguliers qui y étaient favorables et évêques qui les condamnaient, les rapports ont été parfois tendus. Et de ce fait, bien des rituels ont été cachés à la hiérarchie.

 

Dans les années 1670-1680, on assiste un peu partout à une véritable épidémie de «  répits  » et la hiérarchie se rend compte de l’ambiguïté de ce qui se passe. Sa condamnation du rite entraîne des conflits parfois sévères et des sanctions, mais la demande des populations est telle que le rituel persiste. Au xviii e siècle, l’institution croit trouver une solution avec la césarienne sur femme morte préconisée par le Traité d’embryologie sacrée du jésuite italien Cangiamila. On attend la mort de la femme qui ne parvient pas à accoucher et on s’empresse d’inciser son cadavre pour tirer l’enfant vivant et l’ondoyer… Cette pratique que l’on veut systématique mais qui ne tient pas compte de la vie de la mère, va soulever l’opinion dans la seconde moitié du siècle et l’église tente alors d’y substituer le baptême intra-utérin.

 

Au xiv e siècle, la valorisation du culte marial conduit à l’acceptation désormais du «  répit  » par l’institution  ; ce miracle devient même le symbole de la toute puissance de Dieu. Ce n’est que dans les années 1950 que l’institution acceptera d’atténuer la peine imaginée pour les enfants morts sans baptême. Enfin, il y a quelques années une commission pontificale s’est penchée sur le concept de limbes pour souligner que ce ne fut jamais un dogme d’église, mais une position de circonstance.

 

Un cadavre de l'entre-deux

 


Tous ces rites dérobés, toutes ces tentatives pour réintégrer un corps mort dans le cycle de vie communautaire renvoient en fait à des croyances sans doute antérieures à la christianisation des populations rurales. Dans la croyance populaire, on a pitié de l’enfant mort-né, ce qui ne l’empêche pas de le craindre. On se méfie de cet «  esprit égaré  », de cette «  âme en peine  » en perpétuel mouvement. On pense que le mort-né disparu «  avant d’avoir fait son temps  » est toujours prêt à reprocher à ses parents la triste condition qui est la sienne  ? Il appartient en effet à la grande cohorte des réprouvés, de tous ceux qui ont eu une mauvaise mort et qui ne cessent d’importuner les vivants  : la «  chasse sauvage  ». Dès lors on comprend mieux l’importance du rite destiné à réinsérer l’enfant non seulement dans la famille mais également dans la communauté, car ce cadavre embarrassant passe pour annoncer des calamités à venir, mauvaises récoltes et maladies du bétail

 

 

Malgré leur habillage chrétien, les rites d’exposition et d’ensevelissement des enfants mort-nés laissent entrevoir une strate profonde de croyances fondée sur l’alliance étroite entre l’homme et la nature qui l’imprègne. Ils révèlent une manière d’être au monde et de mourir qui a progressivement disparu au cours du xixe siècle. Des dépôts retrouvés à proximité de certains «  sanctuaires à répit  » témoignent de l’ancienneté des pratiques sans que l’on puisse affirmer qu’il a existé une continuité sans faille du rituel d’exposition. C’étaient surtout les vieilles «  pierres saintes  » situées sur les limites de terroirs qui attiraient les pèlerins en quête de salut pour les petits enfants. On fréquentait volontiers ces «  sanctuaires de la nature  », ces «  barques de pierre  », ces «  berceaux sarrasins  », c’est-à-dire païens, auprès desquels on venait encore, il y a un siècle et demi, ensevelir clandestinement le petit cadavre. Il est probable qu’il s’agissait de cette antique «  terre des morts  », de ces lieux de sépulture primitifs que «  la naissance du cimetière  » (Lauwers 2005) imposé par l’Église à partir du x e siècle fit progressivement disparaître  : mais en avait-on jamais vraiment perdu le chemin ?

En savoir plus