En 1880, Émile Zola publie son Roman expérimental. Il y conduit ses personnages selon une méthode scientifique pour mieux révéler leurs personnalités et leurs pensées. Mais l'écrivain savait aussi « faire gicler » de la peinture sur une toile !
Il existe un lien étroit entre le génie et la folie. Nul n'en doute. Celui qui crée et invente, quel que soit son domaine, n'est-il pas différent de nous, un peu « fou » ? Une idée populaire qui remonte à l'Antiquité ! Déjà au Ve siècle avant notre ère, Euripide soulignait « l'affinité » psychologique des états d'ivresse, de folie et d'inspiration artistique, et Démocrite croyait un poète sain incapable de créer un chef-d'œuvre. D'après Platon, Socrate affirmait paradoxalement que la folie a apporté beaucoup de bien aux Hellènes. Le philosophe Aristote lui-même écrivait qu'il n'y a pas de génie sans un grain de folie. Cette idée sera souvent reprise par des individus aussi remarquables que le dramaturge anglais William Shakespeare, le philosophe français Blaise Pascal et le médecin hollandais Herman Boerhaave. Pascal lui-même pensait que « l'extrême esprit est voisin de l'extrême folie ».
Au milieu du XIXe siècle, le psychiatre Jacques-Joseph Moreau de Tours (1804-1884) ravivait cette notion en formulant la théorie d'une « genèse psychopathologique de la génialité ». Pour lui, le génie n'était qu'une forme particulière de névrose résultant d'un dysfonctionnement cérébral. Il admettait que le génie et la folie ne provenaient pas des mêmes processus nerveux, mais il croyait que les deux conditions reposaient sur une base commune : une excitabilité anormale du système nerveux central. C'était cette psychonévrose qui propulsait les individus d'intelligence supérieure vers les sommets de la création artistique ou scientifique. C'était aussi elle qui les rendait vulnérables aux dérèglements mentaux. Puis Cesare Lombroso (1835-1909), médecin italien et fondateur de l'anthropologie criminelle, allait reprendre les idées de Moreau de Tours et les amplifier.
Dans son Genio e follia (L'Homme de génie), publié pour la première fois à Milan en 1864, Lombroso soutenait qu'au fond de chaque véritable génie se cachait un individu anormalement sensible montrant des signes évidents de déséquilibre mental. Il en vint à considérer le génie comme une forme particulière d'épilepsie latente, l'inspiration géniale n'étant rien d'autre qu'une simple crise d'épilepsie. Afin de confirmer ses idées, il observa et suivit de nombreux patients, et soutint que sa théorie s'appliquait à des « créateurs » aussi célèbres que le romancier français Émile Zola (1840-1902). Selon lui, Zola souffrait d'une forme de psychose hystéro-épileptique dont les effets pervers imprégnaient l'ensemble de son œuvre romanesque…
Ces affirmations audacieuses perturbèrent Émile Zola au moment où il entreprenait le dernier volet de sa saga des Rougon-Macquart. Il était alors au sommet de sa gloire, mais aussi au centre d'une certaine controverse. Tout au long de cette longue série de romans, Zola tenta d'appliquer à ses personnages une approche expérimentale calquée sur celle que le physiologiste Claude Bernard (1813-1878) avait utilisée et décrite dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale publiée en 1865. Ainsi, Zola sortit en 1880 Le Roman expérimental. Il était convaincu que, comme elle avait permis aux biologistes de mieux connaître les processus vitaux, l'approche expérimentale, appliquée à la conduite des personnages romanesques, jetait une lumière nouvelle sur les passions humaines et les processus intellectuels. De fait, Zola devint le chef de file du naturalisme, une école littéraire dont les membres croyaient que les conditions sociales, l'hérédité et l'environnement forgeaient la personnalité humaine. Les romanciers adeptes du naturalisme décrivaient avec précision le quotidien, une démarche à l'opposé de celle des romantiques qui présentaient les mêmes réalités de façon symbolique et idéaliste. Obnubilés par les aspects les plus sombres des passions humaines, les écrivains naturalistes subirent régulièrement la foudre des critiques littéraires qui leur reprochaient, entre autres, de mettre trop d'emphase sur les vices et la misère humaines.
Le plus souvent, Zola était la cible de ces critiques parfois très virulentes. Parmi ses détracteurs, le médecin, critique d'art et leader sioniste Max Nordau (1849-1923) attaqua l'œuvre de Zola dans Entartung (Dégénérescence). Il s'éleva contre l'art dit « dégénéré », typique de la fin du XIXe siècle en France selon lui, et présenta de nombreuses études de cas d'artistes, écrivains et penseurs : Oscar Wilde, Henrik Ibsen, Friedrich Nietzsche et, bien sûr, Zola.
Nordau décrivit Zola comme un « dégénéré supérieur », un « psychopathe sexuel », au comportement fétichiste et « renifleur face au linge féminin ». Il considérait l'omniprésence du thème des odeurs dans son œuvre littéraire comme l'évidence que le système olfactif de son cerveau dominait complètement ses lobes frontaux. De telles attaques, couplées aux vives réactions que suscita l'affaire Dreyfus, eurent une influence considérable sur le monde littéraire parisien. On vit paraître régulièrement dans certains journaux des caricatures grossières et parfois même ordurières montrant Zola comme un goujat ou un malotru.
Zola finit par réagir à ces attaques qui l'affectaient profondément en acceptant une offre tout à fait inhabituelle du jeune psychiatre Édouard Toulouse (1865-1947), qui travaillait à l'hôpital psychiatrique Sainte-Anne de Paris. Zola devait devenir le sujet d'une étude médicale et psychologique détaillée dont l'objectif était de tester l'hypothèse de Lombroso : existe-t-il un lien entre supériorité intellectuelle et troubles névrotiques ? Espérant changer son image publique, Zola participa activement à cette collaboration médico-artistique sans précédent qui dura plus d'un an et conduisit à la publication, en 1896, d'une copieuse monographie : Enquête médico-psychologique sur les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathie. Tome i : Introduction générale - Émile Zola .
Pour être plus crédible, Toulouse demanda et obtint la collaboration de plusieurs scientifiques reconnus, dont les spécialistes de l'anthropologie criminelle Alphonse Bertillon (1853-1914) et Francis Galton (1822-1911). Ces derniers l'aidèrent pour la photographie anthropométrique – la mesure des dimensions corporelles – et l'analyse des empreintes digitales. Bertillon joua un rôle déterminant dans la mise au point d'un système de police scientifique en France, alors que Galton, cousin de Charles Darwin et fondateur de l'eugénisme, développa la méthode d'identification par empreintes digitales.
Dans son investigation médicale et psychologique de Zola, Toulouse suivit scrupuleusement l'approche expérimentale proposée par Claude Bernard. Il présenta une étude détaillée accompagnée de nombreux tableaux, graphiques, histogrammes et photographies, décrivant minutieusement tous les aspects de la « constitution » physique et psychologique de l'écrivain. D'abord, Toulouse développa les antécédents héréditaires et personnels de Zola, puis présenta in extenso les résultats de ses examens. Toulouse insista sur les mesures anthropométriques de son crâne qu'il trouvait légèrement plus volumineux que celui de l'homme moyen : « On voit que le crâne de M. Zola, qui est un peu supérieur à la moyenne dans tous les diamètres, se distingue par un diamètre vertical très nettement supérieur. »
Même s'il était influencé par l'idée d'un lien direct entre le volume du cerveau et l'intelligence, qui prévalait en cette fin de XIXe siècle , Toulouse resta prudent dans ses conclusions. En soulignant les limites qu'imposent les variations de l'épaisseur du crâne sur la mesure du volume cérébral, il conclut néanmoins « qu'il y a donc des probabilités pour qu'il [Zola] ait un volume cérébral supérieur à la moyenne ».
Par ailleurs, parmi la multitude de tests psychologiques qu'avait subie l'écrivain, Toulouse s'attarda sur ceux concernant l'olfaction : « L'odorat de M. Zola n'est pas quantitativement plus développé que chez un autre. C'est plutôt par la mémoire des sensations olfactives et par leur utilisation psychique que M. Zola se distingue des autres personnes. » D'autres tests révélèrent que Zola souffrait de certaines obsessions morbides, d'une arithmomanie – un besoin irrépressible d'effectuer des opérations mathématiques, de compter et manipuler des nombres –, ainsi que d'une hypersensibilité tactile. Mais Toulouse ne détecta aucune « dominance » olfactive, ni dégénérescence mentale.
À l'opposé des théories de Lombroso, Toulouse affirma, non sans fierté, n'avoir trouvé chez Zola aucune trace d'épilepsie, d'hystérie ou d'un quelconque trouble mental. Cependant, il reconnut que le système nerveux de l'écrivain était « hyperesthésié », c'est-à-dire hypersensible à divers sens, et qu'il en résultait une émotivité défectueuse : Zola n'aurait pas contrôlé ses émotions comme tout le monde. Toulouse interpréta les quelques comportements obsessifs et impulsifs de l'écrivain comme des signes d'un état névrotique qui aurait résulté de longues périodes ininterrompues d'efforts intellectuels. En d'autres termes, sa névrose n'aurait pas été la cause de son intellect supérieur, mais la simple conséquence de l'abus d'une capacité mentale exceptionnelle.
Zola préfaça lui-même la monographie de Toulouse, que l'on commenta abondamment autant dans le monde littéraire que scientifique. Tout en remerciant Toulouse d'avoir si bien « étudié et étiqueté sa guenille », l'écrivain nous laissa cette phrase : « Mon cerveau est comme dans un crâne de verre, je l'ai donné à tous et je ne crains pas que tous viennent y lire. »
Qu'est devenu le cerveau de Zola ? On ignore s'il fut examiné après son décès, qui eut lieu en 1902 dans des circonstances mystérieuses. Zola mourut dans son sommeil, intoxiqué au monoxyde de carbone dû à un dysfonctionnement de la cheminée de son appartement parisien. Il s'agirait d'une mort accidentelle, mais on n'a jamais totalement écarté la thèse de l'assassinat ou d'une malveillance ayant mal tourné. Quelques jours après sa mort, il fut inhumé au cimetière du Montparnasse, et ses restes furent transférés au Panthéon en 1908.
Les théories liant le génie et la folie furent beaucoup débattues à la fin du XIXe siècle, mais l'idée d'une relation étroite entre psychopathologie et créativité prévaut encore de nos jours. En effet, de nombreuses psychobiographies (étude des troubles psychiques de personnages célèbres), ainsi que les recherches récentes, suggèrent que la proportion et la sévérité des symptômes psychopathologiques sont plus importantes chez les éminents « créateurs » que dans la population générale.
Les résultats indiquent aussi que plus le créateur est brillant, plus il risque de souffrir de troubles psychologiques graves. Ce qui est encore plus vrai pour les artistes que pour les scientifiques. En 1995, le psychiatre américain Arnold Ludwig montre que 87 pour cent des poètes célèbres qu'il a étudiés souffrent de divers troubles psychologiques, comparés à 28 pour cent des scientifiques. En 1974, la neuroscientifique américaine Nancy Andreasen révèle aussi que 80 pour cent des 30 professeurs de littérature qu'elle a vus souffrent de dépression ou de troubles bipolaires. De plus, Andreasen rapporte que les gens de lettres affectés ont dans leur famille certains membres qui souffrent aussi de diverses pathologies psychiatriques. Cela suggère que le génie et la folie auraient une composante familiale, transmissible entre génération…
Mais ces résultats doivent être interprétés avec le plus grand discernement, la limite génialité/normalité n'étant pas évidente. En outre, bien que les individus très créatifs souffrent souvent de symptômes psychiques, ces derniers ne sont souvent pas assez graves pour être considérés cliniquement comme des psychopathologies. Par ailleurs, comme l'a fait remarquer le psychologue Hans Eysenck, les individus ayant des comportements de type psychotique sont souvent très indépendants et anticonformistes, deux éléments aussi associés aux activités créatives et innovatrices…
D'un point de vue neurobiologique, les créatifs seraient capables de « dé-focaliser » leurs processus attentionnels, plus facilement qu'un individu « normal ». Selon Eysenck, cette dé-focalisation correspondrait à une diminution de divers processus cérébraux inhibiteurs, qui entrent en jeu lors du traitement de l'information. Ainsi, certaines idées, curieuses pour le commun des mortels, car normalement filtrées par les mécanismes de traitement de l'information, atteindraient la conscience. Cette façon « désinhibée » de traiter l'information provenant autant du monde intérieur qu'extérieur permettrait des associations d'idées totalement inédites ; les individus ayant une telle capacité tireraient donc avantage des pensées bizarres qui les assaillent par moments. De fait, plusieurs artistes et scientifiques souffrant de troubles mentaux divers, tel le mathématicien nobélisé John Nash atteint de schizophrénie, refusaient tout traitement prétextant que cela émoussait leur créativité.
Alors existe-t-il un lien entre créativité et psychopathologie ? Le génie et la folie sont-ils les deux faces d'une même réalité ? À la première question, le psychiatre californien Keith Simonton répond par l'affirmative ; à la seconde, par la négative. Les individus créatifs souffrant de véritables maladies mentales sont en effet rares ; toute psychopathologie grave inhibe davantage qu'elle ne stimule l'expression créative. En outre, la créativité n'est en aucun cas incompatible avec un état mental et émotionnel sain. L'activité créative requiert des habiletés cognitives particulières qui nous poussent à penser autrement, à explorer des possibilités nouvelles et souvent incongrues, à rester ouverts aux résultats fortuits, à imaginer l'invraisemblable et à considérer l'improbable.
Le débat entourant la relation entre génie et folie est loin d'être clos. Aujourd'hui, certains neuroscientifiques abordent cette question avec des approches sophistiquées telles que l'imagerie cérébrale, la neurogénétique et la neurochimie. Mais ces techniques n'ont pas encore apporté de réponses satisfaisantes quant aux bases neurobiologiques de la génialité. Restons donc à l'affût tout en demeurant vigilants pour ne pas retomber dans les pièges et les dogmes qui ont entravé l'évolution de la pensée scientifique au XIXe siècle.
Finalement, gardons en mémoire cette phrase de Toulouse concluant son étude du cas Zola : « Les génies pensent autrement que leurs contemporains ; et c'est pour cela même qu'on les a comparés aux aliénés, car c'est en cela qu'ils sont proprement exceptionnels, anormaux. »